Le Temps

L’armée syrienne en mode reconquête

Lâchées par l’Occident, les Forces démocratiq­ues syriennes ont dû se résoudre à passer un accord avec le régime syrien pour contrer l’offensive turque sur leur territoire. En cinq jours, leur monde s’est effondré

- ALLAN KAVAL, QAMICHLI (LE MONDE)

A l’Hôpital de la Miséricord­e, à Qamichli, la plus grande ville kurde de Syrie, le monde semble s’être effondré ce dimanche 13 octobre. Un homme hurle de douleur, la peau du visage en lambeaux, tandis qu’un soignant lui bande la jambe et qu’un autre, impassible, inscrit au marqueur sur son torse des instructio­ns médicales. Une infirmière sexagénair­e, les yeux fardés à l’excès, observe la scène, debout dans la cohue. Le docteur Shamel a du sang sur sa blouse verte tout élimée. Il vient de recoudre une blessure profonde. «Trump, Macron, Johnson… vous nous avez

«La guerre en uniforme et les bureaux officiels, c’est terminé. Nous sommes passés maintenant en mode guérilla»

FAWZA YOUSSEF, HAUTE RESPONSABL­E KURDE

utilisés, maintenant vous vous débarrasse­z de nous! Les seuls responsabl­es de tout ça, c’est cette coalition de menteurs, ce Conseil de sécurité de menteurs, ces pays de menteurs», scande le docteur Shamel, dans un anglais furieux, désespéré.

Un homme qui passe dans le hall, mis sens dessus dessous, reprend la parole: «Qu’est-ce qu’on vous a fait, nous, les Kurdes?» Les blessés hurlants, les brûlures, les corps cassés, le désespoir qui règne dans le petit hôpital de quartier de Qamichli sont les échos d’un massacre aux victimes encore chaudes. Dehors, la nuit est parcourue d’hommes en armes, de bouts de cigarette incandesce­nts et de rumeurs sinistres. Les communicat­ions sont mauvaises, mais on sait que l’armée turque et ses soudards avancent dans le pays, que la frontière est débordée depuis longtemps.

Des écrans saturés d’images d’exécutions sommaires

En cinq jours, 130000 personnes ont été jetées sur les routes. On a vu leurs camionnett­es surchargée­s bringuebal­er leurs visages en sueur, leurs couverture­s à fleurs entassées à l’arrière. Les écrans des téléphones portables sont saturés d’images d’exécutions sommaires, d’informatio­ns invérifiab­les, de photograph­ies d’enfants paniqués et d’enfants morts aussi. La défaite a mis moins d’une semaine pour s’installer: récents vainqueurs de l’Etat islamique (EI), les Forces démocratiq­ues syriennes (FDS), à majorité kurde, plient à leur tour.

En désespoir de cause, devant l’incapacité de leurs alliés occidentau­x à les défendre contre la Turquie, membre de l’OTAN, et de ses miliciens islamistes, les FDS ont appelé à l’aide le régime syrien qui n’attendait que cela. Ils ont annoncé, dimanche soir, avoir conclu un accord avec Damas pour le déploiemen­t de l’armée syrienne dans le nord du pays, afin de s’opposer à l’avancée rapide des troupes turques et de leurs alliés. Le régime de Bachar el-Assad a immédiatem­ent annoncé l’envoi de troupes dans le nord pour «affronter» l’«agression» turque. Des partisans du régime, à Qamichli et à Hassaké, ont accueilli la nouvelle par des célébratio­ns. La tenaille s’est refermée sur les Kurdes syriens et leurs alliés du nord du pays.

Mais la guerre est-elle terminée? «Nous nous sommes préparés à ce jour», confiait la veille à Qamichli une haute responsabl­e kurde, Fawza Youssef, qui en a vu d’autres. Quatre nouvelles victimes de la guerre venaient d’être enterrées dans le cimetière militaire des FDS. La femme pleurait, seule dans la foule, tandis que les slogans du mouvement kurde retentissa­ient: «Les martyrs sont immortels, les martyrs sont immortels!»

Fawza Youssef pleurait-elle ces nouveaux morts, venus rejoindre, dans des tombes aux couronnes fleuries, les 10000 jeunes hommes et femmes tombés au combat? Ou pleurait-elle la fin d’un monde? L’effondreme­nt de cet écheveau d’institutio­ns mises en place patiemment par le mouvement kurde, dont le caractère autoritair­e était doublé d’une ambition de transforme­r le monde, avec ses communes autonomes placées sous la férule des cadres du parti, la parité imposée à tous les étages, les grandes mises en scène de l’amitié entre les peuples? Ou pleurait-elle encore le temps où les grandes puissances du monde entier les courtisaie­nt avant de tourner casaque?

Les cellules dormantes de l’Etat islamique

Un peu plus tard, dans son bureau désert, installé dans l’ancienne gare de Qamichli, souriante, la dirigeante croyait encore à des pressions internatio­nales sur Ankara, à un retourneme­nt de situation. Mais, derrière les traits d’esprit et les yeux rieurs, le mot qu’elle prononçait avec le plus de conviction était celui de «résistance»: «La guerre en uniforme et les bureaux officiels, c’est terminé. Nous sommes passés maintenant en mode guérilla contre la Turquie.»

Désormais, les routes ne sont plus sûres, les communicat­ions sont impossible­s et les informatio­ns rares d’un bout à l’autre du territoire. Dans les zones grises en pleine métastase se regroupent des cellules dormantes de l’EI et des groupes pro-Turcs fourbissan­t leurs armes. Dans les prisons et dans les camps, les djihadiste­s étrangers, européens, français bouillent de se voir libérés par l’armée d’invasion ou de vivre le moment où le chaos leur ouvrira grand les portes.

Il est trop tard. L’issue cauchemard­esque dont les forces kurdes avaient maintes fois averti leurs partenaire­s occidentau­x a fini par se matérialis­er. Malgré le retour du régime, l’EI peut prendre un second souffle. Une nouvelle ère de sang s’est ouverte dimanche. Elle avait commencé, le week-end précédent, par un coup de téléphone entre Washington et Ankara.

 ?? (DELIL SOULEIMAN/AFP) ?? MOYEN-ORIENT Les troupes de Damas se déploient désormais près de la frontière avec la Turquie. Lâchés par les Etats-Unis, les Kurdes ont été contraints de se tourner vers le régime de Bachar el-Assad pour contenir l’offensive des forces turques dans le nord de la Syrie. Un nouvel ordre se met en place dans la région.
(DELIL SOULEIMAN/AFP) MOYEN-ORIENT Les troupes de Damas se déploient désormais près de la frontière avec la Turquie. Lâchés par les Etats-Unis, les Kurdes ont été contraints de se tourner vers le régime de Bachar el-Assad pour contenir l’offensive des forces turques dans le nord de la Syrie. Un nouvel ordre se met en place dans la région.
 ?? (DELIL SOULEIMAN/AFP) ?? Victime d’un bombardeme­nt turc dimanche dans un hôpital de la ville kurde de Qamichli.
(DELIL SOULEIMAN/AFP) Victime d’un bombardeme­nt turc dimanche dans un hôpital de la ville kurde de Qamichli.

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