Le Temps

«Nos dictateurs sont célèbres, nos démocrates inconnus»

- SIMON PETITE @SimonPetit­e

Malgré un bilan sans concession sur la gouvernanc­e en Afrique, le philanthro­pe anglo-soudanais Mo Ibrahim appelle à changer de regard sur le continent

Le milliardai­re anglo-britanniqu­e Mo Ibrahim ne lâche pas les dirigeants africains. Sa fondation, basée à Londres, publie ce mardi un nouveau rapport sur la gouvernanc­e sur le continent. Malgré quelques progrès, cet état des lieux pointe les immenses défis à résoudre par les pays africains dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la création d’emplois ou de l’égalité des genres sur fond d’explosion démographi­que. Point noir, l’Etat de droit et la sécurité reculent à cause de conflits armés de plus en plus nombreux et qui débordent les frontières des Etats, comme dans le Sahel confronté à la menace djihadiste. Le philanthro­pe de 73 ans, qui a fait fortune dans la téléphonie mobile en Afrique, s’est rendu célèbre en finançant la retraite des chefs d’Etat respectant l’alternance. Mo Ibrahim était récemment à Genève dans le cadre de la journée de la paix à Genève (Geneva Peace Talks), organisée par l’ONU et l’ONG Interpeace. La mauvaise gouvernanc­e est-elle un mal typiquemen­t africain? Le déficit de leadership est malheureus­ement global. Prenez la République démocratiq­ue du Congo: la dernière élection présidenti­elle a été volée. C’était flagrant. Mais le monde n’a rien trouvé à y redire. Nous manquons cruellemen­t d’hommes et de femmes d’Etat. Les citoyens perdent confiance en la démocratie. La crise de confiance touche aussi les institutio­ns internatio­nales. L’ONU devrait être un gouverneme­nt mondial. Mais le Conseil de sécurité est paralysé sur la Syrie et sur toutes les questions importante­s. Les Etats-Unis avaient signé des accords sur le climat et sur le nucléaire iranien, mais Donald Trump les a déchirés. Comment voulez-vous que la Corée du Nord fasse confiance à Washington et renonce à son arsenal nucléaire? Quelles sont les raisons de cette défiance? Je crois que, depuis la fin de la guerre froide, le modèle libéral a perdu son aiguillon. Avec la menace communiste, le capitalism­e était capable de s’adapter et de se réinventer. L’Union soviétique a disparu et nous avons cessé de nous poser des questions. Depuis les années 1990, les inégalités ont augmenté et le système démocratiq­ue craque.

La Chine, qui investit massivemen­t en Afrique, propose un modèle alternatif à la démocratie libérale. Quelle est son influence sur les dirigeants du continent? Aujourd’hui, les leaders africains regardent deux exemples: l’Américain Donald Trump et le Chinois Xi Jinping. Ils prennent ce qui les arrange dans les deux modèles. Je dis souvent aux présidents africains que s’ils choisissen­t le parti unique à la chinoise, il faut qu’ils commencent par renoncer à leur costume Armani et à leur Mercedes pour se déplacer à vélo et fusiller une fois l’an leurs ministres corrompus. Car c’est ainsi que la Chine communiste a commencé son évolution. Ma fondation juge les dirigeants africains sur leurs résultats: la création d’emplois, l’Etat de droit, la sécurité, la lutte contre la corruption, la progressio­n de l’égalité des genres… Voilà l’important, je me moque qu’ils se réclament du marxisme ou du capitalism­e.

L’exemple du Soudan montre bien la force d’une mobilisati­on populaire. Continuezv­ous à penser que ce sont les chefs d’Etat qui font la différence? L’un ne va pas sans l’autre. Les dirigeants doivent inspirer leur population, tout en s’appuyant sur elle pour avancer. Le nouveau premier ministre soudanais, Abdallah Hamdok, qui travaillai­t pour notre fondation, aura bien besoin de la mobilisati­on populaire pour mener sa barque à bon port malgré les vents contraires.

Pourquoi votre fondation n’a-t-elle pas attribué son prix depuis 2017. Il n’y a plus de chef d’Etat africain méritant? Notre prix récompense l’excellence. Ce n’est pas une retraite assurée pour les chefs d’Etat. Pour être éligibles, ils doivent avoir fait la différence durant leur mandat. Franchemen­t, si nous avions le même prix en Europe, auriez-vous trouvé dix leaders européens durant la dernière décennie qui ont tiré leur pays vers l’avant? En Afrique, nous en avons trouvé cinq, ce n’est pas si mal.

Comment vous est venue cette idée de financer les chefs d’Etat africains sortants? Nous avions besoin de sortir de l’ombre les gens bien. Lors d’une conférence à Londres, j’avais demandé à la salle qui connaissai­t Mobutu et Idi Amin Dada. Tout le monde avait entendu parler du maréchal du Zaïre et du dictateur ougandais. J’ai posé la même question pour Chissano et Mogae [respective­ment anciens présidents du Mozambique et du Botswana, tous deux lauréats du Prix de la Fondation Mo Ibrahim, ndlr]. Aucune main ne s’est levée dans l’assemblée. Voyez-vous: en Occident, nos dictateurs sont des célébrités, nos héros de la démocratie des inconnus.

Quelle est votre explicatio­n? C’est à cause de la mauvaise perception de l’Afrique. Le continent a peu de place dans les médias occidentau­x. Une fois évoquée la guerre en Libye ou en Somalie, il n’y a plus d’espace pour autre chose. Sur les 54 pays que compte l’Afrique, beaucoup se portent bien. Il faut changer cette image. Il y a eu d’autres Nelson Mandela sur le continent. Mais, quand ils quittent le pouvoir, du jour au lendemain, ils n’ont presque plus rien. Un de nos lauréats a dû appeler un taxi après la passation de pouvoirs. Les conférence­s grassement payées, les livres de Mémoires, les conseils d’administra­tion: les anciens chefs d’Etat africains n’ont rien de tout cela. Nous leur donnons les moyens de vivre confortabl­ement pour qu’ils puissent s’impliquer dans la société civile, lancer leur propre fondation ou aller dans les écoles expliquer comment être un bon président.

MILLIARDAI­RE PHILANTHRO­PE

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MO IBRAHIM

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