Le Nobel 2019 récompense la méthode expérimentale
Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer, lauréats du Prix Nobel d’économie 2019, montrent qu’en matière de développement, la solution passe par des réponses ciblées à des besoins concrets. Ce n’est pas une question de ressources
Après la lutte contre le réchauffement, en 2018, c’est la lutte contre la pauvreté globale qui est récompensée ce lundi par le Prix Nobel d’économie en 2019. L’Académie royale des sciences de Stockholm attribue en effet ce dernier à trois chercheurs de Boston spécialisés dans l’économie du développement. Il s’agit de la Française Esther Duflo (47 ans), au Massachusetts Institute of Technology (MIT), deuxième femme récompensée en économie, et des Américains Abhijit Banerjee (58 ans), au MIT, et Michael Kremer (55 ans) à Harvard.
«Le choix était attendu, mais le fait qu’il soit attribué à des chercheurs si jeunes (notamment pour Esther Duflo) est un message fort», indique Christelle Dumas, professeure d’économie du développement, à l’Université de Fribourg.
Ce domaine de l’économie a déjà été à l’honneur. Angus Deaton, a obtenu le Nobel en 2015, avec des travaux économétriques sur le développement, «donc une approche à l’opposé des lauréats 2019, laquelle est expérimentale», selon Christelle Dumas. Et Simon Kuznets en 1971 en démontrant la relation entre la croissance et l’égalité des revenus.
La pauvreté touche encore 700 millions de personnes
«Même si elle a diminué de 1,1 milliard de personnes en un quart de siècle, plus de 700 millions de personnes souffrent encore d’extrême pauvreté dans le monde et chaque année 5 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent de maladies qui auraient pu être prévenues ou soignées avec des traitements bon marché», indique le Comité Nobel.
Les recherches des trois lauréats de cette année ont «nettement amélioré notre capacité à lutter contre la pauvreté globale. En deux décennies, leur approche fondée sur les expérimentations a transformé l’économie du développement, qui est maintenant un champ de recherche florissant», écrit le jury.
Les économistes ont choisi de «diviser la question de la pauvreté en domaines plus restreints, mais plus faciles d’accès, comme la santé des enfants ou l’amélioration des systèmes éducatifs», selon l’académie. «Ils révolutionnent l’économie. Plutôt que d’adopter une approche basée sur des modèles théoriques, les lauréats se fondent sur la méthode expérimentale», note Christelle Dumas. C’est le travail sur le terrain et l’analyse du comportement des individus et de leurs décisions réelles dans leur environnement quotidien, qui ont produit les meilleurs éléments de compréhension, selon le Comité Nobel. «Le choix du comité sanctifie une évolution des sciences économiques», ajoute Christelle Dumas.
«Le principal problème dans la plupart des pays à bas revenu ne vient pas d’un manque de fonds. Au contraire, la principale difficulté réside dans un enseignement qui n’est pas adapté aux besoins des élèves», écrit le Comité Nobel. Il ne sert à rien d’investir de l’argent dans des mesures inefficaces, selon le communiqué.
Michael Kremer a réalisé ses premières expérimentations au milieu des années 1990 au Kenya afin d’améliorer les résultats scolaires. L’économiste s’est demandé par exemple si l’accès facilité à des livres améliorerait le mieux leur savoir. L’expérience montrait, en sélectionnant au hasard des écoles aux mêmes caractéristiques – un élément crucial –, qu’en fin de compte l’accès aux livres n’améliorait les connaissances que des plus brillants.
Expérimentations en Inde
Esther Duflo et Abhijit Banerjee ont utilisé le même procédé d’expérimentation en Inde, à Bombay et à Vadodara, mais cette fois en proposant un programme spécialisé en fonction des besoins des élèves. «Cette expérimentation a clairement montré que cibler les élèves les plus en difficulté était une mesure efficace, à court et à moyen terme», précise le Comité Nobel. Grâce à ces travaux, 5 millions d’enfants indiens ont bénéficié de ces programmes de soutien scolaire. Ces premières études ont été suivies d’autres expérimentations dans d’autres pays et pour de nouveaux champs de recherche (santé, accès au crédit, adoption de nouvelles technologies). Dans une interview au Temps, en 2014, Esther Duflo indiquait: «Quand un projet fonctionne localement [comme en Inde du Nord, où le don de 1 kilo de lentilles aux parents venant faire vacciner leurs enfants a permis de décupler le taux de traitement], on peut l’étendre en apportant du conseil.»
Les conséquences de ces travaux sont importantes en politique du développement. L’OMS recommande aussi la distribution gratuite de médicaments à plus de 800 millions d’enfants vivant dans une zone où se sévient plus de 20% d’une grave infection par des vers.