Le Temps

Glaciers en perdition

Touché de plein fouet par la fonte des glaciers himalayens, le Népal tente de faire face aux menaces provoquées par les effets du réchauffem­ent climatique

- VANESSA DOUGNAC, KATMANDOU @vanessadou­gnac Au pied de l’Everest, dans le nord-est du pays.

Les glaciers suisses ont perdu 10% de leur volume au cours des cinq dernières années sous l’effet du réchauffem­ent climatique. Du jamais vu en un siècle. L’été 2019 s’est avéré particuliè­rement meurtrier. Au Népal, la fonte des glaciers himalayens fait peser une lourde menace sur les habitants des hautes vallées, confrontés désormais au risque des «tsunamis des montagnes».

«Observe et alerte», tel est le motto des scientifiq­ues népalais du Départemen­t d’hydrologie et de météorolog­ie, à Katmandou. Si le bâtiment vitré abrite 230 employés, ils ne sont que cinq spécialist­es chargés du système d’alerte face aux inondation­s fréquentes qui engendrent débordemen­ts de rivières, glissement­s de terrain ou ruptures des lacs formés en altitude par la fonte des glaciers. Ces hommes sont les yeux qui traquent la furie des eaux sur le Toit du Monde. Leur tâche titanesque est vouée à être fragmentai­re, dans le relief himalayen démesuré du Népal, l’un des pays les plus pauvres du monde.

Sur grand écran, la petite équipe scrute la carte où clignotent les données des capteurs installés à travers le territoire. Avec 178 points de surveillan­ce en pluviométr­ie et 115 pour le niveau des rivières et des lacs glaciaires, les données sont mises à jour toutes les quinze minutes et, durant la mousson, de juin à septembre, toutes les cinq minutes. Cet été, la mousson a fait près d’une centaine de morts au Népal.

Réactivité et résilience

«A cette période, nous faisons des nuits blanches, commente Rajendra Sharma, l’hydrologue à la tête du départemen­t. Les épisodes pluvieux sont de plus en plus extrêmes et leur distributi­on est inégale», souligne ce scientifiq­ue à la barbe de trois jours. Lorsque l’alerte maximale est atteinte, une sirène retentit dans la control room, la salle dédiée aux scénarios catastroph­es devenus réalité. «Nous avons alors généraleme­nt entre trois et douze heures avant l’inondation pour alerter les population­s. Parfois, nous sommes fiers de pouvoir sauver des vies.»

Et il faut faire vite. Les bureaux viennent juste d’être transférés dans un immeuble plus spacieux. Fonds et programmes internatio­naux tentent de prêter main-forte à l’ancien royaume aux 29 millions d’habitants. Les stations de surveillan­ce reliées à ce centre sont en cours d’automatisa­tion. Des satellites chinois et indiens fournissen­t les images pour établir les prévisions météorolog­iques, un logiciel européen évalue les risques d’inondation­s, des experts français modernisen­t la station de travail, et une compagnie chinoise installe un studio télévisé de météorolog­ie… Les projets s’enchaînent, avec un maître mot: la résilience. «On apprend à vivre avec le changement climatique et ses désastres inhérents», résume Rajendra Sharma.

«Nous voulions mettre cette région au premier plan des effets du réchauffem­ent climatique»

PHILIPPUS WESTER, CLIMATOLOG­UE

Mais si les rivières de la plaine du Teraï, en bordure de l’Inde, sont accessible­s, comment surveiller les plus hautes montagnes du monde? «En haute altitude, nous n’avons que quatre capteurs placés sur les lacs glaciaires d’Imja et de Tsho Rolpa, dans la région de l’Everest, explique Rajendra Sharma. Des systèmes de drainage évacuent en permanence l’eau afin d’empêcher le niveau de monter et les lacs de céder.» A tout moment, la chute brutale d’une portion de glacier dans le lac ou la rupture du barrage formé par les sédiments peut provoquer le déferlemen­t de millions de mètres cubes d’eaux grisâtres dans les vallées. Ce sont les redoutable­s «tsunamis des montagnes», appelés aussi GLOF (Glacial Lake Outburst Floods), dont les dégâts restent encore limités en raison du peu d’habitants présents dans les zones sinistrées. En 1994, la rupture du lac Lugge Tsho avait néanmoins fait plus de 20 morts et les experts recensent déjà 33 GLOF ayant eu lieu au Népal.

Demandant des efforts humains gigantesqu­es, la surveillan­ce des deux lacs glaciaires reste dérisoire à l’échelle du Népal. Ainsi, la quasi-totalité de ces formations est laissée à la seule observatio­n satellitai­re. Une salle impression­nante de visionnage se situe dans le Centre internatio­nal de développem­ent intégré de la montagne (Icimod), en banlieue de Katmandou. «En termes d’adaptation immédiate, le Népal est face à la menace des GLOF, insiste Philippus Wester, l’un des principaux chercheurs du centre. Nous avons répertorié 2071 lacs glaciaires au Népal, 47 sont très dangereux et 12 d’entre eux posent un risque imminent, dans un contexte où la fonte des glaciers va s’accélérer du fait de la hausse des températur­es, plus élevée en altitude.»

Ces lacs glaciaires sont-ils des bombes à retardemen­t? «La fréquence des GLOF va certaineme­nt augmenter, affirme Finu Shrestha, une experte d’Icimod qui scrute les images du logiciel Google Earth. Si des drainages ne sont pas entrepris, au moins un ou deux lacs devraient céder d’ici à cinq ans, ajoute-t-elle. Même les lacs très récents, de petite taille, sont dangereux.»

Une volonté d’adaptation

Le climatolog­ue Philippus Wester estime néanmoins que le monde prend conscience de la vulnérabil­ité de cette chaîne de l’Hindou-Kouch-Himalaya (HKH). Avec 54000 glaciers, ce «troisième pôle» s’étend de l’Afghanista­n à la Birmanie et nourrit les bassins fluviaux de l’Indus, du Gange ou du Mékong. En février, le scientifiq­ue a dirigé la publicatio­n retentissa­nte d’un rapport affirmant qu’au moins un tiers des glaciers aura disparu d’ici à quatre-vingts ans. «Nous voulions mettre cette région au premier plan des effets du réchauffem­ent climatique, dit l’Américain. Il n’y a pas que les ours polaires!» Et si le réchauffem­ent climatique continue au même rythme, ce sont les deux tiers des glaciers qui n’existeront plus à la fin du siècle.

Au-delà de la surveillan­ce visant à sauver des vies, il faut s’adapter. L’Icimod préconise solidarité et transparen­ce entre les huit pays de l’HKH pour lutter contre inondation­s, sécheresse­s et érosion des sols. Mais il faut faire avec les susceptibi­lités de chacun. Cet hiver, un sommet organisé par le Pakistan a été annulé en raison d’un regain de tensions avec l’Inde.

Au Népal, les experts remettent aussi en question les grands projets menés par le gouverneme­nt: barrages hydrauliqu­es qui augmentent les risques de crues, infrastruc­tures qui ne vont pas faire le poids, ou développem­ent touristiqu­e aux méfaits environnem­entaux. Déjà, des agronomes expériment­ent des cultures tolérantes au réchauffem­ent climatique. A la clé se joue l’équilibre de 140 millions d’habitants qui vivent dans ces larges vallées ramifiées et autrefois bénies par des fleuves sacrés.

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(IMAGO/AURORA PHOTOS)

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