Lubrizol, dialogue de sourds
Trois semaines après l’incendie de l’usine Lubrizol et le rejet de plus de 9000 tonnes de produits chimiques dans l’air, les efforts de transparence des autorités butent toujours sur la défiance de la population
Sur les écrans des téléphones, chacun y va de «sa» photo accusatrice. 16h, lundi, sur la place du Vieux-Marché, au coeur de Rouen. Deux volontaires de l’association Respire, tout juste montée avec l’aide de l’ancienne ministre de l’Environnement et avocate Corinne Lepage, nous montrent l’ampleur des dégâts causés par l’incendie, le 26 septembre, de plusieurs entrepôts appartenant à l’usine chimique Lubrizol et à l’entreprise Normandie Logistique, adossées à une darse (bassin) de la Seine. Trois semaines après la catastrophe, accéder au site reste impossible. Barrages policiers et noria de camions-citernes barrent la route. Mais les photos prises d’un drone circulent, ainsi que des clichés faits par les pompiers…
100% de conformité
«Regardez les images», pointe Luc, enseignant à la retraite. Samedi, lui et son épouse étaient, comme environ 500 autres Rouennais, à la réunion fondatrice de Respire. Dans les rues? 2000 autres manifestants guère convaincus par les propos, la veille, des ministres concernés venus promettre «la transparence totale». «Les toits en fibrociment amiantés? Volatilisés, poursuit notre interlocuteur. La darse? Mazoutée, comme si un pétrolier s’était échoué. Le bateau en train de pomper les eaux de la Seine? Une décontamination digne d’une marée noire.»
Le chiffre du jour fait encore plus peur: plus de 9000 tonnes de produits chimiques ont été, cette nuit fatale, dispersés dans l’air par des flammes hautes de plus de 5 à 6 mètres. Le préfet Pierre-André Durand et ses collaborateurs le confirment quelques minutes plus tard lors de leur point de presse quotidien. Tout en officialisant la reprise de la collecte et de la commercialisation du lait, tant attendue par les 425 éleveurs laitiers qui rageaient de jeter 700000 litres par jour: «130 prélèvements ont été effectués dans les pâturages et les fermes des cinq départements touchés par le nuage Lubrizol. Ils sont tous conformes. Nous avons aussi commencé l’exploration des réseaux fluviaux. On est à 100% de conformité.»
Rouen est en mode défiance. A Paris-Normandie, Thierry Rabiller est à la croisée de la colère populaire, des efforts de transparence des autorités et des engagements pris par la direction de Lubrizol, groupe américain basé à Cleveland (Ohio) dont le PDG, Eric Schnur, est arrivé à Rouen deux jours après le drame, promettant de payer pour les dégâts causés, et assurant aux 400 salariés qu’ils garderont leur emploi. Le rédacteur en chef voit depuis son bureau l’usine Lubrizol, dont les chaînes de fabrication d’huile sont intactes, et l’ancienne raffinerie Petroplus, arrêtée après la faillite du groupe suisse qui la possédait, en 2012. Il a récupéré, dans son jardin, des déchets d’amiante et des galettes de goudron. «On vit l’affrontement de deux réalités: celle de la parole officielle, souvent trop technique, mais aussi parfois trop imprécise, trop loin des gens en demande permanente d’empathie. Et celle des réseaux sociaux où la peur domine, avec son lot de fake news qui transforment cette catastrophe en Tchernobyl normand.»
Au milieu? Le fameux nuage de fumée noire, âcre et malodorante qui, après avoir étouffé Rouen, a été poussé par les vents jusqu’en Belgique. Un nuage qui plane encore sur la préfecture: «Aucun intoxiqué parmi les 240 sapeurs-pompiers mobilisés. Pas un seul arrêt maladie. Des équipements de protection qui ont fonctionné. Pas de risques constatés pour la santé. Pas d’irrégularités flagrantes de la part des entreprises», égrène le préfet, qui confirme avoir diffusé toutes les listes de produits et préparer l’évacuation de 160 fûts restés sur place.
«Le bateau en train de pomper les eaux de la Seine? Une décontamination digne d’une marée noire» LUC, ENSEIGNANT À LA RETRAITE
Le chiffre de 50 millions d’euros circule pour un futur fonds de solidarité. Mais comment répondre, au-delà de l’urgence, à la colère qui couve dans les 215 communes touchées? La présence de dioxine est redoutée. D’autant qu’en 2013 l’usine Lubrizol avait déjà été mise en accusation pour des émanations de mercaptan, un gaz nauséabond. «Il a suffi de quelques erreurs initiales de communication pour que les Rouennais pensent qu’on leur cache des choses, juge Laurent de Beaucoudrey, directeur de l’enseignement catholique, dont toutes les écoles ont été nettoyées. Il faudra maintenant des mois, et peutêtre des années, pour les convaincre du contraire. La vérité? On ne peut plus dire aujourd’hui: on ne sait pas.»
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