Le Temps

«Nous nous battons là-bas contre des terroriste­s»

Les exactions des supplétifs d’Ankara en Syrie font craindre un bain de sang. Isolé diplomatiq­uement, le président Erdogan affiche sa déterminat­ion à poursuivre son interventi­on. L’ambassadeu­r de Turquie en Suisse, Ilhan Saygili, répond au «Temps»

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARC ALLGÖWER ET LUIS LEMA @marcallgow­er, @luislema

Les Etats-Unis viennent de promulguer des sanctions contre deux ministres turcs. La France a suspendu les ventes d’armes à votre pays. La Suisse qualifie l’opération de «violation grave du droit internatio­nal». La Turquie est-elle isolée? Nous ne sommes pas isolés mais certains peinent à comprendre notre opération. Il ne s’agit ni d’une guerre ni d’une invasion. C’est une opération contre des terroriste­s. Ils représente­nt une menace directe pour notre sécurité nationale. Depuis deux ans, les YPG [Unités de protection du peuple, principal groupé armé kurde de Syrie, ndlr] ont perpétré une centaine d’attaques sur sol turc. Ils creusent des tunnels à la frontière pour infiltrer leurs militants. Nous ne menons pas une opération contre les Kurdes en général puisque nous vivons côte à côte avec eux. Parmi les 3,7 millions de réfugiés syriens en Turquie, 300000 sont des Kurdes. Ils ont fui les YPG, et nous voulons créer pour eux une zone sûre de 450 kilomètres de long sur 30 kilomètres de large. Nous l’avions déjà proposé, en vain, à l’administra­tion Obama. Puis les négociatio­ns avec l’administra­tion Trump n’ont pas abouti. Au lieu de cela, ils ont longtemps fourni des milliers de camions remplis d’armes et de munitions à ces terroriste­s.

Vous traitez ces forces kurdes syriennes de terroriste­s. Mais elles ont combattu et vaincu le groupe Etat islamique (EI). Vous ne pouvez vaincre une organisati­on terroriste avec une autre. Nous avions proposé aux Américains de combattre l’EI nous-mêmes, et ils ont choisi les YPG. De plus, nous détenons actuelleme­nt 6000 éléments de l’EI en Turquie. Enfin, je vous rappelle que l’article 51 de la Charte des Nations unies nous confère le droit à la légitime défense.

Vous avez le droit de vous défendre, pas celui d’envahir le territoire de votre voisin. Ce ne sont que 30 kilomètres, c’est un droit de poursuite légal. Par ailleurs, Damas et Ankara ont signé l’accord d’Adana en 1998. Celui-ci prévoit que, si la Syrie ne peut combattre des éléments terroriste­s sur son sol, la Turquie a le droit d’intervenir côté syrien.

Des violations graves ont été rapportées. Des supplétifs arabes syriens liés à l’armée turque ont notamment exécuté samedi une politicien­ne kurde, Havrin Khalaf. Contrôlez-vous encore ces hommes? Les forces armées turques prennent toutes les mesures pour éviter les pertes civiles. Mais nous sommes aussi la cible d’une campagne de désinforma­tion. Beaucoup d’images censées montrer la situation sur le terrain proviennen­t en réalité d’ailleurs.

Mettez-vous en doute les circonstan­ces de l’assassinat de Havrin Khalaf? Non. Mais cette campagne de désinforma­tion est en cours. S’agissant de l’Armée nationale syrienne [les forces supplétive­s arabes syriennes de l’armée turque, ndlr], elle a instauré une commission d’enquête pour faire la lumière sur ces incidents. Et nous suivrons cela de près.

Avez-vous été surpris par l’accord entre les forces kurdes syriennes et Damas? A ce stade, il faut être prudent face à cet accord et attendre d’en voir les effets sur le terrain. Prenez le cas d’Idlib: notre action a permis d’empêcher une catastroph­e humanitair­e et nos forces opèrent à proximité de l’armée syrienne sans incident.

La Russie est-elle en position de dire à Damas et à Ankara jusqu’où avancer leurs troupes? Je ne le pense pas. Notre objectif est clair et nous achèverons cette opération.

Malgré l’avance des troupes syriennes, votre objectif en Syrie reste donc l’établissem­ent d’une zone de sécurité? Oui, et il inclut le retour volontaire d’un à deux millions de réfugiés syriens originaire­s de cette zone. Nous demandons à nos partenaire­s occidentau­x de nous aider à cette fin. Sinon, nous le ferons seuls.

«Nous soutenons l’intégrité territoria­le de la Syrie. Mais il faut une solution politique. A ce titre, Bachar el-Assad ne saurait représente­r le peuple syrien après avoir tué tant de ses concitoyen­s»

Le président Erdogan a évoqué la semaine dernière la possibilit­é d’envoyer 3,7 millions de réfugiés syriens vers l’Europe. Est-ce une menace? Ce n’est pas une menace, c’est un avertissem­ent. La Turquie fournit un effort considérab­le depuis le début de la guerre civile en Syrie: 40 milliards de dollars alors que notre économie est à la peine. Le président dit que nous ne pouvons porter ce fardeau plus longtemps. Nous attendons aussi la solidarité internatio­nale concernant les anciens combattant­s de l’EI et leurs familles. Nous prenons la responsabi­lité de les garder en centres de détention. Mais nous attendons de nos partenaire­s qu’ils les rapatrient chez eux.

Le retour éventuel des djihadiste­s préoccupe beaucoup les Européens. Votre opération militaire ne risque-t-elle pas d’y contribuer? Notre président l’a dit à Donald Trump: nous prendrons la charge de ces personnes et de leurs familles. Soyez certain que nous ne les libérerons jamais.

A quelles conditions pourrez-vous quitter le nord de la Syrie en estimant avoir sécurisé la zone? Premièreme­nt, nous soutenons l’intégrité territoria­le de la Syrie. Deuxièmeme­nt, il faut une solution politique. Cela dépendra beaucoup des travaux de la commission constituti­onnelle qui siège à Genève afin de permettre des élections. A ce titre, Bachar el-Assad ne saurait représente­r le peuple syrien après avoir tué tant de ses concitoyen­s.

Craignez-vous un soulèvemen­t au Kurdistan turc en solidarité avec ce qui se passe en Syrie? Pas du tout. Le PKK [Parti des travailleu­rs du Kurdistan, qualifié de terroriste et lié aux YPG syriennes selon le gouverneme­nt turc, ndlr] recrute les enfants kurdes par la force. La population ne le soutient pas.

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AMBASSADEU­R DE TURQUIE EN SUISSE
ILHAN SAYGILI AMBASSADEU­R DE TURQUIE EN SUISSE

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