«Nous nous battons là-bas contre des terroristes»
Les exactions des supplétifs d’Ankara en Syrie font craindre un bain de sang. Isolé diplomatiquement, le président Erdogan affiche sa détermination à poursuivre son intervention. L’ambassadeur de Turquie en Suisse, Ilhan Saygili, répond au «Temps»
Les Etats-Unis viennent de promulguer des sanctions contre deux ministres turcs. La France a suspendu les ventes d’armes à votre pays. La Suisse qualifie l’opération de «violation grave du droit international». La Turquie est-elle isolée? Nous ne sommes pas isolés mais certains peinent à comprendre notre opération. Il ne s’agit ni d’une guerre ni d’une invasion. C’est une opération contre des terroristes. Ils représentent une menace directe pour notre sécurité nationale. Depuis deux ans, les YPG [Unités de protection du peuple, principal groupé armé kurde de Syrie, ndlr] ont perpétré une centaine d’attaques sur sol turc. Ils creusent des tunnels à la frontière pour infiltrer leurs militants. Nous ne menons pas une opération contre les Kurdes en général puisque nous vivons côte à côte avec eux. Parmi les 3,7 millions de réfugiés syriens en Turquie, 300000 sont des Kurdes. Ils ont fui les YPG, et nous voulons créer pour eux une zone sûre de 450 kilomètres de long sur 30 kilomètres de large. Nous l’avions déjà proposé, en vain, à l’administration Obama. Puis les négociations avec l’administration Trump n’ont pas abouti. Au lieu de cela, ils ont longtemps fourni des milliers de camions remplis d’armes et de munitions à ces terroristes.
Vous traitez ces forces kurdes syriennes de terroristes. Mais elles ont combattu et vaincu le groupe Etat islamique (EI). Vous ne pouvez vaincre une organisation terroriste avec une autre. Nous avions proposé aux Américains de combattre l’EI nous-mêmes, et ils ont choisi les YPG. De plus, nous détenons actuellement 6000 éléments de l’EI en Turquie. Enfin, je vous rappelle que l’article 51 de la Charte des Nations unies nous confère le droit à la légitime défense.
Vous avez le droit de vous défendre, pas celui d’envahir le territoire de votre voisin. Ce ne sont que 30 kilomètres, c’est un droit de poursuite légal. Par ailleurs, Damas et Ankara ont signé l’accord d’Adana en 1998. Celui-ci prévoit que, si la Syrie ne peut combattre des éléments terroristes sur son sol, la Turquie a le droit d’intervenir côté syrien.
Des violations graves ont été rapportées. Des supplétifs arabes syriens liés à l’armée turque ont notamment exécuté samedi une politicienne kurde, Havrin Khalaf. Contrôlez-vous encore ces hommes? Les forces armées turques prennent toutes les mesures pour éviter les pertes civiles. Mais nous sommes aussi la cible d’une campagne de désinformation. Beaucoup d’images censées montrer la situation sur le terrain proviennent en réalité d’ailleurs.
Mettez-vous en doute les circonstances de l’assassinat de Havrin Khalaf? Non. Mais cette campagne de désinformation est en cours. S’agissant de l’Armée nationale syrienne [les forces supplétives arabes syriennes de l’armée turque, ndlr], elle a instauré une commission d’enquête pour faire la lumière sur ces incidents. Et nous suivrons cela de près.
Avez-vous été surpris par l’accord entre les forces kurdes syriennes et Damas? A ce stade, il faut être prudent face à cet accord et attendre d’en voir les effets sur le terrain. Prenez le cas d’Idlib: notre action a permis d’empêcher une catastrophe humanitaire et nos forces opèrent à proximité de l’armée syrienne sans incident.
La Russie est-elle en position de dire à Damas et à Ankara jusqu’où avancer leurs troupes? Je ne le pense pas. Notre objectif est clair et nous achèverons cette opération.
Malgré l’avance des troupes syriennes, votre objectif en Syrie reste donc l’établissement d’une zone de sécurité? Oui, et il inclut le retour volontaire d’un à deux millions de réfugiés syriens originaires de cette zone. Nous demandons à nos partenaires occidentaux de nous aider à cette fin. Sinon, nous le ferons seuls.
«Nous soutenons l’intégrité territoriale de la Syrie. Mais il faut une solution politique. A ce titre, Bachar el-Assad ne saurait représenter le peuple syrien après avoir tué tant de ses concitoyens»
Le président Erdogan a évoqué la semaine dernière la possibilité d’envoyer 3,7 millions de réfugiés syriens vers l’Europe. Est-ce une menace? Ce n’est pas une menace, c’est un avertissement. La Turquie fournit un effort considérable depuis le début de la guerre civile en Syrie: 40 milliards de dollars alors que notre économie est à la peine. Le président dit que nous ne pouvons porter ce fardeau plus longtemps. Nous attendons aussi la solidarité internationale concernant les anciens combattants de l’EI et leurs familles. Nous prenons la responsabilité de les garder en centres de détention. Mais nous attendons de nos partenaires qu’ils les rapatrient chez eux.
Le retour éventuel des djihadistes préoccupe beaucoup les Européens. Votre opération militaire ne risque-t-elle pas d’y contribuer? Notre président l’a dit à Donald Trump: nous prendrons la charge de ces personnes et de leurs familles. Soyez certain que nous ne les libérerons jamais.
A quelles conditions pourrez-vous quitter le nord de la Syrie en estimant avoir sécurisé la zone? Premièrement, nous soutenons l’intégrité territoriale de la Syrie. Deuxièmement, il faut une solution politique. Cela dépendra beaucoup des travaux de la commission constitutionnelle qui siège à Genève afin de permettre des élections. A ce titre, Bachar el-Assad ne saurait représenter le peuple syrien après avoir tué tant de ses concitoyens.
Craignez-vous un soulèvement au Kurdistan turc en solidarité avec ce qui se passe en Syrie? Pas du tout. Le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, qualifié de terroriste et lié aux YPG syriennes selon le gouvernement turc, ndlr] recrute les enfants kurdes par la force. La population ne le soutient pas.
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