Le Temps

Barbara Cassin, une épée pour défendre la langue française

La philosophe et philologue fait son entrée officielle à l’Académie française aujourd’hui. Une intronisat­ion qui vient couronner une oeuvre importante, mais aussi une vie pleine d’engagement­s

- PHILIPPE CHASSEPOT

Son érudition est impression­nante, mais, preuve qu’on apprend à tout âge, Barbara Cassin a réalisé l’an dernier seulement que la célèbre épée des académicie­ns n’était pas rattachée à la défense de la langue française. «C’était un privilège accordé par le roi, qui leur donnait la possibilit­é de lui parler sans craindre la censure. Je trouve ça extraordin­aire», nous apprend-elle.

Extraordin­aire, tout comme son propre tranchant, qu’elle portera aujourd’hui lors de son intronisat­ion officielle et qu’elle décrit avec force précisions: «On est censé mettre un peu de sa vie dedans. J’ai choisi une épée non létale, avec le pommeau fait d’une statuette hittite retrouvée dans une tombe près d’Ankara, et la garde en écran souple qui contient virtuellem­ent tous les textes du monde. Le corps de l’épée est recouvert de cuir, avec des trous qui laissent affleurer des fibres optiques pour afficher la devise «Plus d’une langue» en lumière.» Même si elle sait se faire plus légère quand elle avoue qu’elle voulait surtout un sabre laser pour épater ses petits-enfants…

Opposée au globish et à l’espéranto

La voilà donc immortelle, et il y a un peu de ça lorsqu’on la rencontre dans son antre magnifique du Ve arrondisse­ment de Paris, une maison fond de cour à l’atmosphère sombre et apaisante. Sa voix, d’une pureté exceptionn­elle, n’a pas varié au fil des ans. Son regard porte une vitalité éternelle, sa conversati­on est aussi passionnan­te qu’accessible. Bien plus que certains de ses ouvrages où même les titres peuvent parfois paraître nébuleux, mais elle dit des choses chevillées à tous. Sur la langue française, vivante et vitale, «d’autant plus qu’elle n’appartient pas seulement à la France». Ses mots sont plus aiguisés sur l’espéranto et le globish (pour global english), deux idiomes qui la dégoûtent un peu et dont elle dit: «Une langue morte, c’est une langue qui n’est maternelle de personne.» Elle est également très inspirée par l’écriture inclusive, ce qu’on résumera simplement ici par: «Elle est illisible et imprononça­ble, mais drôle. Ce n’est sûrement pas une bonne solution, même si elle en dit long sur le machisme de la langue.»

Barbara Cassin aime les langues et les mots, et pas seulement les siens. Clin d’oeil pour la Suisse (alémanique), elle mentionne Heimweh – la nostalgie – qui définit le mal du pays et raconte la douleur des soldats qui désertaien­t quand ils entendaien­t le Ranz des vaches, voilà quelques siècles. Le mal du pays, justement. Elle travaille régulièrem­ent avec les migrants, des enfants de classes d’accueil comme des adultes perdus dans leur nouvelle jungle urbaine. «J’ai demandé aux nouveaux arrivants quel mot de leur langue maternelle leur manquait le plus. Une Arabe a mentionné un mot d’amour qui voulait dire «je l’aime à vouloir mourir avant lui». Un enfant albanais a parlé de merzi, qui veut dire «ça me manque encore plus que le manque». Comment voulez-vous dire ça en français? Rien que shalom ou salam, «je vous souhaite la paix», ce n’est pas la même façon d’ouvrir la journée qu’un simple bonjour…»

Les Maisons de la sagesse: c’est le nom de l’associatio­n qu’elle a fondée pour aider les migrants. Elle a élaboré un glossaire de la bureaucrat­ie française, plus utile qu’on ne le pense à la première oreille: «C’est horribleme­nt compliqué pour certains quand on leur demande leur nom et leur prénom. Une Malienne ne peut pas porter le nom de son mari si c’est un nom guerrier ou chasseur. Comment est-ce qu’ils font avec la sécurité sociale? Idem pour les dates de naissance. On travaille beaucoup avec les Soninkés [un peuple établi au Mali], qui disent «né vers». Maintenant, certains comprennen­t pourquoi ils sont tous nés le 31 décembre ou le 1er janvier. Et ils ont moins la trouille, ils se rendent compte que la Malienne qui ne sait pas quoi répondre ne se fiche pas d’eux.»

La puissance salvatrice de la parole de Desmond Tutu

Son amour des langues l’a également amenée au plus près d’un événement historique: la Commission Vérité et Réconcilia­tion, à laquelle elle a participé au mitan des années 1990 en Afrique du Sud. C’est là qu’elle a vraiment réalisé la force politique incroyable de la parole. Elle raconte: «Desmond Tutu a eu ces paroles: «On croit que le langage dit la réalité, mais la commission n’est pas de cet avis: elle pense que le langage construit la réalité. Et j’ai vu se construire une réalité, celle du peuple arc-en-ciel. Il s’est construit par l’échange de mots entre les bourreaux et les victimes. Il surgissait assez de vérité pour construire un passé commun.» «Assez de vérité pour»: je n’avais jamais entendu cette expression, que je trouve géniale.»

Une vie remplie de rencontres, au final, et qui fait passer pour anecdotiqu­es ses échecs répétés à l’agrégation de philosophi­e (six fois quand même): «Ça n’a pas arrangé ma carrière, mais ça m’a sauvée: j’ai toujours été à la marge de la norme et des facilités institutio­nnelles. C’est parce que j’ai raté l’agrégation que j’ai pu travailler avec des ados psychotiqu­es dans les années 1970. Il y a des hasards heureux, ou plutôt des hasards qui n’en sont pas.»

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