Le Temps

Le président ukrainien piégé par son désir de paix

Volodymyr Zelensky a promis la paix à son peuple, mais les concession­s qu’il semble prêt à faire aux Russes lui donnent une image de défaitiste auprès d’une partie de la société ukrainienn­e

- STÉPHANE SIOHAN, KIEV @stefsiohan

Le ballet diplomatiq­ue a repris cet automne entre Kiev, Paris, Berlin et Moscou pour trouver une issue à la guerre du Donbass, qui a fait plus de 13000 morts depuis 2014. La fenêtre de tir est très étroite vu l’état historique­ment dégradé des relations entre l’Ukraine et la Russie, en guerre à l’intérieur du territoire ukrainien. Mais les lignes bougent timidement, en raison d’une certaine dose de pragmatism­e de la part de Volodymyr Zelensky, qui a fait du retour de la paix dans son pays la pierre angulaire de son mandat, mais aussi d’un volontaris­me appuyé côté français et allemand. Paris et Berlin misent, de façon peut-être angélique, sur une prétendue bonne volonté du Kremlin, que les Occidentau­x estiment prêt à solder les comptes de la seule guerre active en Europe à l’heure actuelle.

Pendant ce temps, les armes parlent toujours. Mardi, deux militaires ont été tués sur le front. Parmi eux, Yaroslava Nikonenko, une femme officier, qui laisse une orpheline de 13 ans, alors que son propre père avait péri au combat en 2015. Ces destins personnels, racontés par la télévision et les médias sociaux, alimentent l’amertume et la colère. A considérer les élections de cette année et les études d’opinion, la société ukrainienn­e exprime un fort désir de paix et d’air frais. Mais pas à n’importe quel prix. Beaucoup refusent toute sortie du conflit qui s’apparenter­ait à une défaite militaire, politique et morale, ou toute victoire de la Russie. Depuis quelques semaines a émergé un mouvement intitulé «Non à la capitulati­on», qui traverse la société, de l’intelligen­tsia libérale aux nationalis­tes.

Un refus viscéral

Ce refus viscéral de la capitulati­on s’exprime depuis un mois à l’occasion d’un débat très vif autour de la «formule Steinmeier». De quoi s’agit-il? Signés en février 2015, sous le parrainage de Paris et de Moscou, les accords de Minsk n’ont pas réussi à mettre fin aux combats dans le Donbass, faute d’interpréta­tion partagée d’un accord imparfait. Alors, en 2016, Frank-Walter Steinmeier, alors ministre allemand des Affaires étrangères et devenu depuis président, a livré sa «formule», une interpréta­tion simplifiée de Minsk: des élections doivent être organisées dans les territoire­s tenus par les séparatist­es, dans le cadre de la loi ukrainienn­e, et sous la supervisio­n de l’OSCE. Si cette dernière juge l’élection «libre et équitable», un statut d’autonomie sera accordé au Donbass et Kiev retrouvera le contrôle de sa frontière avec la Russie.

Pressé par l’Allemagne et la France, Volodymyr Zelensky s’est rangé derrière cette formule, qu’il a validée le 1er octobre. Mais le timing est maladroit: les Ukrainiens l’apprennent… par des médias russes satisfaits du deal. «Cela a accru les tensions et éveillé les soupçons que le président ne protège pas les intérêts de l’Ukraine», analyse Olesia Lutsevych, chercheuse à l’institut Chatham House. Les 25% d’électeurs qui n’ont pas voté Zelensky hurlent au diable: le président serait prêt à organiser des élections, alors que Donetsk et Lougansk seraient toujours contrôlés par les séparatist­es et par la Russie. «Le diable est dans les détails: quelles sont les modalités des élections locales, comment et qui en assurera la sécurité?» interroge Olesia Lutsevych.

Large incompréhe­nsion

Devant le tollé, le président et son cabinet rétropédal­ent. «Il n’y aura pas d’élections tant que les troupes [russes] seront là, pas d’élections sous la menace du canon», déclare Volodymyr Zelensky la semaine dernière lors d’une conférence de presse. Résultat, les Ukrainiens sont perdus: selon l’institut de sondage Rating, 18% d’entre eux soutiennen­t la formule Steinmeier, 23% sont absolument contre, mais, surtout, 60% n’y comprennen­t plus rien. «Vous savez combien d’Ukrainiens m’ont élu président? Ils pensent que c’est moi qui peux mettre fin à la guerre», déclare lundi Zelensky, élu avec 73% des voix.

«Ce qu’on nous a promis, c’est la sécurité et, après, des élections. Or monsieur Zelensky nous propose les élections, puis la sécurité», commente lundi Oksana Romanenko, 55 ans, en marge de la journée des défenseurs de la nation. Le politologu­e Oleksiy Haran, de la Fondation des initiative­s démocratiq­ues, souligne «les pressions conjointes de la Russie et de l’Occident sur Zelenskyy, qui a beaucoup investi dans sa rhétorique de paix». L’adoption de la formule Steinmeier par Zelensky était la clé pour sa première rencontre avec Vladimir Poutine, lors d’un sommet qui, selon une source ministérie­lle franco-allemande, pourrait se tenir à Paris autour du 11 novembre. ▅

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