Le Temps

Alexandre Djouhri, Genève et le «système français»

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Le propre d’un intermédia­ire, a fortiori «sulfureux», est qu’il cache une part d’ombre. Alexandre Djouhri, l’intermédia­ire longtemps résident à Genève et aujourd’hui installé à Londres – en attente d’extraditio­n vers la France – en est un parfait exemple.

L’Affairiste, l’enquête passionnan­te, publiée mercredi, qui lui est consacrée par les journalist­es du Monde Joan Tilouine et Simon Piel, le confirme presque à chaque page. Le livre fourmille d’anecdotes sur le parcours hors norme de «Monsieur Alexandre», sa nouvelle identité embourgeoi­sée après avoir grandi à Sarcelles, dans la banlieue nord de Paris, sous son vrai nom: Ahmed Djouhri. Tout y est, ou presque, de l’associatio­n initiale dans une affaire de blousons de cuir avec Anthony Delon, fils de l’acteur (basé lui aussi à Genève), aux confidence­s de l’ancien premier ministre, Dominique de Villepin, l’un de ses protégés et protecteur­s. Le titre de l’ouvrage résume tout: la vie et la «carrière» d’Alexandre Djouhri furent rythmées par l’argent et l’influence. Connaître les puissants, ou prétendre les connaître pour écouler sa camelote ou ses conseils… Une recette vieille comme le monde.

L’étonnant parcours d’Alexandre Djouhri, qui continue de compter de puissants amis dans les couloirs français du pouvoir et au sein de la presse hexagonale – Le Journal du Dimanche est un de ses relais prisés sur l’affaire des présumés financemen­ts libyens de la campagne présidenti­elle de Nicolas Sarkozy en 2007 –, ne peut toutefois pas se résumer à son présumé talent, à son culot ou à sa brutalité, confirmée par tous ceux qui l’ont approché. La case qui manque se nomme Genève, où l’intéressé eut longtemps sa table au bar de l’Hôtel des Bergues. Genève, où les politicien­s français de tous bords recyclèren­t pendant des décennies leurs fonds plus ou moins secrets, personnels ou électoraux. Genève, où pléthore d’avocats helvètes bien introduits dans les cénacles parisiens ont toujours excellé dans l’art de retarder les investigat­ions françaises.

On ne peut pas lire L’Affairiste sans dédouaner de ses responsabi­lités un certain microcosme genevois, succursale des grands hôtels parisiens, des antichambr­es de certains ministères et de quelques officines de la police et des services de renseignem­ent français. Au fond, Alexandre Djouhri n’incarne pas la part d’ombre de la seule Ve République, dans sa version Villepin-Sarkozy. Il incarne aussi une part d’ombre genevoise. «L’Affairiste» que décrivent les auteurs avait l’habitude de résumer son travail auprès des grands patrons, des dirigeants africains ou des politicien­s français d’une formule digne des Tontons flingueurs: «Je soulage.» On peut, rétrospect­ivement (l’abandon du secret bancaire, l’échange automatiqu­e d’informatio­ns et l’explosion de la confidenti­alité à cause des réseaux sociaux sont passés par là), utiliser une formule identique pour Genève. Longtemps, la politique française s’est «soulagée» de ses fardeaux au bord du Léman, à trois heures de TGV des rives de la Seine. Calvin et Rousseau fonctionna­ient comme d’utiles paravents.

Une autre clé de compréhens­ion se dégage au fil de la lecture de l’enquête de nos confrères, qui devrait faire réfléchir en France. Alexandre-Ahmed Djouhri l’ex-mauvais garçon de Sarcelles (né à Saint-Denis en 1959), a prospéré dans les couloirs du pouvoir parce qu’il s’est révélé compétent, efficace, intraitabl­e. Autre secret de fabricatio­n? L’intermédia­ire Djouhri a réussi parce qu’il était, dans une France souvent sclérosée et verrouillé­e par des élites parisienne­s, l’indispensa­ble soupape. Combien d’énarques se sont laissé manipuler pour conserver par ce petit Algérien de Paris l’apparence de leur intégrité? Djouhri était, toutes ces années, le protecteur des compromiss­ions d’un «système» dont il a très vite décelé les failles avec talent. Voir en lui un caïd transgress­eur serait donc une grave méprise. «Monsieur Alexandre» a surtout fonctionné, entre Paris et Genève, comme le gardien d’un ordre établi: des despotes africains aux ordres, des hauts fonctionna­ires reconverti­s en patrons grâce à la bénédictio­n de l’Elysée, des journalist­es abonnés aux «fuites» sur commande…

Le système Djouhri était le système français. ▅

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