Alexandre Djouhri, Genève et le «système français»
Le propre d’un intermédiaire, a fortiori «sulfureux», est qu’il cache une part d’ombre. Alexandre Djouhri, l’intermédiaire longtemps résident à Genève et aujourd’hui installé à Londres – en attente d’extradition vers la France – en est un parfait exemple.
L’Affairiste, l’enquête passionnante, publiée mercredi, qui lui est consacrée par les journalistes du Monde Joan Tilouine et Simon Piel, le confirme presque à chaque page. Le livre fourmille d’anecdotes sur le parcours hors norme de «Monsieur Alexandre», sa nouvelle identité embourgeoisée après avoir grandi à Sarcelles, dans la banlieue nord de Paris, sous son vrai nom: Ahmed Djouhri. Tout y est, ou presque, de l’association initiale dans une affaire de blousons de cuir avec Anthony Delon, fils de l’acteur (basé lui aussi à Genève), aux confidences de l’ancien premier ministre, Dominique de Villepin, l’un de ses protégés et protecteurs. Le titre de l’ouvrage résume tout: la vie et la «carrière» d’Alexandre Djouhri furent rythmées par l’argent et l’influence. Connaître les puissants, ou prétendre les connaître pour écouler sa camelote ou ses conseils… Une recette vieille comme le monde.
L’étonnant parcours d’Alexandre Djouhri, qui continue de compter de puissants amis dans les couloirs français du pouvoir et au sein de la presse hexagonale – Le Journal du Dimanche est un de ses relais prisés sur l’affaire des présumés financements libyens de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007 –, ne peut toutefois pas se résumer à son présumé talent, à son culot ou à sa brutalité, confirmée par tous ceux qui l’ont approché. La case qui manque se nomme Genève, où l’intéressé eut longtemps sa table au bar de l’Hôtel des Bergues. Genève, où les politiciens français de tous bords recyclèrent pendant des décennies leurs fonds plus ou moins secrets, personnels ou électoraux. Genève, où pléthore d’avocats helvètes bien introduits dans les cénacles parisiens ont toujours excellé dans l’art de retarder les investigations françaises.
On ne peut pas lire L’Affairiste sans dédouaner de ses responsabilités un certain microcosme genevois, succursale des grands hôtels parisiens, des antichambres de certains ministères et de quelques officines de la police et des services de renseignement français. Au fond, Alexandre Djouhri n’incarne pas la part d’ombre de la seule Ve République, dans sa version Villepin-Sarkozy. Il incarne aussi une part d’ombre genevoise. «L’Affairiste» que décrivent les auteurs avait l’habitude de résumer son travail auprès des grands patrons, des dirigeants africains ou des politiciens français d’une formule digne des Tontons flingueurs: «Je soulage.» On peut, rétrospectivement (l’abandon du secret bancaire, l’échange automatique d’informations et l’explosion de la confidentialité à cause des réseaux sociaux sont passés par là), utiliser une formule identique pour Genève. Longtemps, la politique française s’est «soulagée» de ses fardeaux au bord du Léman, à trois heures de TGV des rives de la Seine. Calvin et Rousseau fonctionnaient comme d’utiles paravents.
Une autre clé de compréhension se dégage au fil de la lecture de l’enquête de nos confrères, qui devrait faire réfléchir en France. Alexandre-Ahmed Djouhri l’ex-mauvais garçon de Sarcelles (né à Saint-Denis en 1959), a prospéré dans les couloirs du pouvoir parce qu’il s’est révélé compétent, efficace, intraitable. Autre secret de fabrication? L’intermédiaire Djouhri a réussi parce qu’il était, dans une France souvent sclérosée et verrouillée par des élites parisiennes, l’indispensable soupape. Combien d’énarques se sont laissé manipuler pour conserver par ce petit Algérien de Paris l’apparence de leur intégrité? Djouhri était, toutes ces années, le protecteur des compromissions d’un «système» dont il a très vite décelé les failles avec talent. Voir en lui un caïd transgresseur serait donc une grave méprise. «Monsieur Alexandre» a surtout fonctionné, entre Paris et Genève, comme le gardien d’un ordre établi: des despotes africains aux ordres, des hauts fonctionnaires reconvertis en patrons grâce à la bénédiction de l’Elysée, des journalistes abonnés aux «fuites» sur commande…
Le système Djouhri était le système français. ▅