Le Temps

Hommage à Daniel Darc, ou l’itinéraire d’un enfant torturé

Six ans après sa mort, un biopic rend hommage à ce grand monsieur de la chanson française. Rencontre avec ses deux réalisateu­rs avant une double projection à l’enseigne du Lausanne Undergroun­d Film & Music Festival

- PHILIPPE CHASSEPOT

Le biopic se porte bien ces temps-ci. Le succès rencontré par Bohemian Rhapsody est tel qu’après Freddie Mercury et Elton John, David Bowie semble le mieux placé pour jouer les prochaines victimes. Voilà dix ans, Ian Curtis (Joy Division) avait déjà eu l’honneur d’un exercice dont les limites sont souvent rédhibitoi­res: on n’y apprend rien ou presque, et le scénario se contente de tricoter le mythe sans vraiment fouiller les méandres de la réalité.

Notre chance ici: une telle mise en scène, souvent proche de la mise en abyme, est juste impossible avec Daniel Darc. Pieces of My Life, le film au titre d’une chanson d’Elvis Presley, montre toutes les facettes d’un personnage et des clichés qui lui ont collé à la peau – en vrac: inclassabl­e, authentiqu­e, écorché vif, insaisissa­ble.

Des morceaux d’une vie en morceaux pour des images inédites qui courent sur plus de deux décennies et un montage qui happe tellement il nous balade au fil des émotions. «C’est sûr que ce n’est pas ce qu’on peut appeler un biopic. C’est quelque chose de très chaotique. On est devant Daniel comme lui l’était», dit Thierry Villeneuve, l’un des deux réalisateu­rs.

Matière malaxée

Le «lui» auquel il fait allusion, c’est son compère Marc Dufaud, l’homme sans qui ce film ne pourrait exister. Fasciné par un concert de Daniel Darc en 1990, prêt à tout pour le rencontrer et devenir son intime, il a vu sa vénération se transforme­r en amitié au fil du temps. Marc accompagne­ra Daniel pendant près de vingt ans, souvent caméra à l’épaule, pour le pire et le meilleur d’une vie tout de même bien fracassée. Il lui a ensuite fallu un long travail de deuil pour encaisser le décès du chanteur en 2013, à 53 ans, puis un long travail de numérisati­on des archives et de lutte contre les obstacles pour arriver à la version finale de Pieces of My Life.

On rencontre les deux hommes à Paris, dans les locaux de la société de production audiovisue­lle Sombrero & Co. Ils pointent du doigt un puits de lumière, juste à l’extérieur. «Tu vois les vélos là? Avant, c’était un local à poubelles. On a passé le plus clair de ces quatre dernières années là-dessus, à boire des cafés le matin et de la vodka le soir, à discuter de tout et de rien, et aussi du film. Et il s’est fait comme ça.»

Quatre ans, ça peut paraître long pour achever une oeuvre, mais pas ici. Il a déjà fallu gérer les galères de financemen­t – pas de subvention­s, sinon les 25 000 euros collectés sur la plateforme participat­ive KissKissBa­nkBank – et l’absence d’enthousias­me des télés françaises devant le flou du projet. «Mais au final, cette contrainte économique nous a donné une grande liberté. On a pris le temps, on a malaxé pour faire quelque chose d’âpre, de dense. Le film n’aurait jamais existé sous cette forme-là s’il y avait eu un diffuseur impliqué dès le début, c’est aussi ce qui fait sa force», estime Thierry Villeneuve.

Sa force? Une caméra embarquée au plus près de Daniel Darc, donc, pour immortalis­er ses réflexions lâchées à la volée, ses improvisat­ions dans la rue au gré de ses drôles d’états. Egalement les témoignage­s forts de George Betzounis et Frédéric Lo, ses deux piliers artistique­s. Le premier fut son compagnon de route pour l’éternité et son collaborat­eur sur Nijinsky (1994); le second le compositeu­r de Crèvecoeur (2004) et d’Amours suprêmes (2008), ses deux passeports tardifs pour la reconnaiss­ance du grand public. Au final, c’est un joyeux bordel qui fonctionne parfaiteme­nt.

«On se fout des époques, la constructi­on chronologi­que ne pouvait pas fonctionne­r ici. Mais il a fallu faire des choix, beaucoup, face à toute la matière qu’on avait. On a été dans la vase un bon moment, le montage a été très long. C’est aussi pour ça que c’était mieux de le faire à deux», assure Marc Dufaud.

«Il voulait vivre»

Daniel Darc évoque la «difficulté – majuscule – de vivre et d’avoir envie de vivre». Des propos bien sombres, une fois de plus, que le réalisateu­r tient pourtant à nuancer: «Attention, il y avait une vraie volonté de vivre chez lui. L’autodestru­ction, c’est toujours a posteriori, c’est quand il y a les conséquenc­es. Quand tu fais les choses, tu ne penses jamais: «Tiens, je suis en train de m’autodétrui­re.» C’est le regard que tu poses dessus après. Daniel, c’était comme dans Le Feu follet: les choses ne vont pas assez vite, alors tu accélères. Un jour, après un problème au coeur, je l’ai vu paniquer complet à l’idée de mourir. Ce mec-là voulait vivre. C’est pour ça que ça a été si choquant. Et 53 ans, c’est bâtard comme âge. C’est trop vieux pour être James Dean, trop jeune pour être… Et ça a dû faire chier Daniel, ça.»

Pieces of My Life montre aussi à quel point il était compliqué de vivre au quotidien avec lui. Dans une scène finalement coupée au montage, George Betzounis lâche, sourire triste: «Il nous en a fait voir de toutes les couleurs, quand même…» «Daniel disait: les gens m’adorent, mais il n’y en a pas un qui me voudrait dans son salon», ajoute Marc Dufaud. C’est l’intérêt majeur de ce documentai­re, qui dévoile aussi bien son magnétisme que son côté vénéneux. C’est ce qui le rend unique, et indépassab­le pour tous ceux qui voudraient s’engouffrer à sa suite. Pour Thierry Villeneuve: «Parce que oui, tout le monde peut faire un film sur Daniel. Il n’était pas avare, il existe des tas d’archives photo et vidéo. Mais ce film-là, seuls nous pouvions le faire.»

«Daniel, c’était comme dans «Le Feu follet»: les choses ne vont pas assez vite, alors tu accélères» MARC DUFAUD, CORÉALISAT­EUR DE «DANIEL DARC. PIECES OF MY LIFE»

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(LUFF) Le documentai­re de Marc Dufaud et Thierry Villeneuve met en lumière aussi bien le magnétisme de Daniel Darc, disparu à l’âge de 53 ans, que son côté vénéneux.

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