Vapotage: le grand soupçon
Aux Etats-Unis, 1299 personnes sont tombées malades après avoir inhalé des e-liquides en majorité infusés au cannabis, et 26 en sont décédées. Les hypothèses semblent pointer du doigt des produits interdits en Europe et en Suisse
Malgré l’épidémie de maladies et les décès dus à la cigarette électronique aux EtatsUnis, en Suisse, les experts se veulent plutôt rassurants
■ Les e-liquides montrés du doigt outre-Atlantique contenaient des quantités énormes de THC et leur composition exacte reste très floue
■ La science est encore balbutiante sur les effets de l’inhalation, tandis que les produits vendus sur internet échappent à tout contrôle
■ Les professionnels de l’e-cigarette et la Société suisse de pneumologie réclament une législation plus stricte et un registre pour surveiller les maladies
Qu’est-ce qui provoque la «vaping disease», épidémie frappant certains fumeurs de cigarette électronique aux Etats-Unis, où 26 personnes sont décédées? Les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), qui surveillent le phénomène, recensent au dernier comptage 1300 personnes présentant une maladie des poumons à la suite du vapotage, en majorité des hommes de moins de 35 ans.
Parmi les victimes se trouvait un mineur de 17 ans qui s’est éteint le 8 octobre. Comme les autres, il avait d’abord ressenti des symptômes tels que de la toux, un essoufflement et des douleurs dans la poitrine. Le gouverneur de l’Etat de New York, Andrew Cuomo, s’est montré extrêmement alarmiste lors d’une conférence de presse faisant suite au drame: «Dans le pire des cas, vous vapotez et ça vous tue. Ce n’est pas réglementé. Ce n’est pas testé. […] Personne n’a étudié l’effet de la vapeur dans vos poumons avec ces produits chimiques, et vous tombez raide mort.»
Un seul cas en Suisse
De quoi semer la panique chez les millions d’utilisateurs de cigarettes électroniques, dont trois millions sont des adolescents aux Etats-Unis. L’inquiétude se répand également en Europe et en Suisse. Et pourtant, les médecins n’ont pour le moment pas enregistré de cas de patients présentant les mêmes symptômes. «A ce stade nous avons recensé un seul cas à Winterthour, relève Laurent Nicod, chef de service de pneumologie du Centre hospitalier universitaire vaudois et président de la Société suisse de pneumologie. On est loin de ce qui se passe aux Etats-Unis, mais il faut suivre cela de près.»
Pour d’autres spécialistes, rien ne sert de céder à l’épouvante. Reto Auer, médecin à l’Université de Berne, réalise actuellement une étude auprès de 500 personnes en Suisse qui utilisent régulièrement une vaporette. «Aucun d’entre eux ne présente des effets secondaires indésirables, au contraire», explique-t-il. Pour ce spécialiste, les décès survenus aux EtatsUnis n’ont rien à voir avec les cigarettes électroniques, mais bien avec les substances utilisées par les victimes, en majorité des liquides au cannabis. «La mode, là-bas, est celle du «dabbing»: vaporiser des huiles contenant d’importantes quantités de tétrahydrocannabinol (THC), indique-t-il. C’est très nocif pour les poumons, sans compter que nul ne connaît la composition réelle de ces liquides vendus sur le marché noir.»
Eviter les liquides au THC
Le CDC précise que «la plupart des victimes avaient consommé des produits au THC. Les dernières découvertes nationales et régionales suggèrent que ces produits jouent un rôle clé dans la flambée épidémique.» La Food and Drug Administration (FDA), autre autorité concernée, recommande dans son dernier communiqué d’éviter précisément ces produits – et n’interdit en rien le vapotage de liquides légaux, achetés dans le circuit officiel. Mais pourquoi alors, parmi les malades aux Etats-Unis, certains n’ont-ils apparemment jamais vapoté de liquide au THC? «A mon avis, avance Reto Auer, ce sont ceux qui vivent dans des Etats où le cannabis est illégal et qui n’ont pas osé avouer qu’ils en avaient consommé. Dans d’autres cas, la personne n’a simplement pas répondu à la question.»
Dans la mesure où le cannabis est le principal suspect, les premières hypothèses portaient sur des pneumopathies lipidiques: les molécules graisseuses contenues dans la plante auraient pu se déposer dans les alvéoles des poumons, provoquant de graves bronchites ou des pneumonies fatales.
Cyanure
Mais une étude de la Mayo Clinic, parue le 2 octobre dans The New England Journal of Medicine, va aussi dans ce sens: les chercheurs ont réalisé les biopsies des poumons de 17 patients tombés malades après avoir vapoté et ont constaté des lésions «semblables à celles que l’on peut voir à la suite d’une exposition à des fumées ou à des gaz toxiques inhalés», a précisé l’un des auteurs, Brandon Larsen.
«Les cas rapportés aux Etats-Unis font état de pneumonies toxiques très sévères, qui ne sont probablement pas dues à l’inhalation de lipides», pense Jean-Paul Humair, médecin adjoint agrégé au service de médecine de premier recours des Hôpitaux universitaires de Genève.
Reste à savoir ce qui a provoqué de telles lésions chez les victimes. Parmi les molécules suspectées se trouve l’acétate de vitamine E, une substance utilisée comme épaississant dans les liquides. Ainsi que le myclobutanil, un fongicide présent dans certains plants de cannabis qui, lorsqu’il est chauffé, dégage du cyanure, un poison mortel.
Si les incertitudes sont encore aussi grandes, c’est que la science est encore balbutiante sur les effets du vapotage sur la santé. A ce jour, seulement quatre études cliniques randomisées ont été menées sur des humains. Celles menées sur des animaux ne sont pas rassurantes: la plus récente a montré que des souris ayant respiré de la fumée de vapote à la nicotine pendant un an développaient plus de tumeurs aux poumons et à la vessie que celles ayant simplement évolué dans une atmosphère sans fumée.
Les effets des ingrédients contenus dans les liquides, eux, sont aussi peu connus. «Pour le propylène glycol et les arômes, par exemple, les données scientifiques disponibles concernent l’ingestion et non pas l’inhalation, précise Aurélie Berthet, toxicologue et responsable de recherche à Unisanté, le centre universitaire de médecine générale et santé publique, à Lausanne. Pour l’acétate de vitamine E, il existe quelques études sur son absorption par la peau, puisqu’il est utilisé en cosmétique. Mais rien sur ce qu’il provoque quand il est chauffé et respiré.»
L’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires, responsable des produits de vapotage, se montre rassurant: la Suisse applique la directive européenne 2014/40/UE, qui encadre le marché plus fermement qu’aux Etats-Unis. «Si ces exigences sont respectées, les produits sont en principe sûrs, précise la porte-parole de l’institution, Nathalie Rochat. Nous déconseillons de commander des produits sur internet pour l’usage personnel.»
Si les incertitudes sont encore si grandes, c’est que la science est encore balbutiante sur les effets du vapotage sur la santé
Pour les spécialistes du sujet qui aident les fumeurs à arrêter le tabac, il ne faut en aucun cas bannir la cigarette électronique. «La catastrophe est arrivée, convient Reto Auer. Selon moi, elle n’est pas due à la vapote, mais à un mésusage de la vapote.» Il rappelle que chaque année, le tabac fait plus de huit millions de morts dans le monde.
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