Le Temps

Des millions pour libération du patron

A l’étranger, les employés travaillan­t dans des zones à risques sont des cibles de choix. Les assurances acts le domaine des enlèvement­s et des demandes de rançon se font très discrètes. Le danger est pourtant bien réel

- JOHANNES J. SCHRANER

En janvier 2016, plus d’une trentaine d’hommes, pour certains lourdement armés, attaquent à l’aube le site d’extraction de gaz de Tiguentour­ine. Cette région désertique d’Algérie orientale, proche de la localité d’In Amenas, est située non loin de la frontière libyenne. Les islamistes prennent en otage 130 technicien­s étrangers venus d’une trentaine de pays, dont la France, la Grande-Bretagne, le Japon, la Norvège et les Etats-Unis, qui officient comme spécialist­es pour une cinquantai­ne d’entreprise­s du monde entier. Les forces armées algérienne­s donnent l’assaut. Bilan: la majorité des terroriste­s sont tués, mais 38 otages périssent dans les combats ou sont exécutés.

La prise d’otages d’In Amenas fait partie des actions les plus spectacula­ires à ce jour. Bien que n’ayant pas pour but la demande d’une rançon, elle rappelle la menace potentiell­e auquel des employés envoyés à l’étranger peuvent être exposés. «Il existe toujours des dangers invisibles et inconnus pour un employé envoyé à l’étranger, que ce soit pour peu de temps ou durablemen­t», souligne Denise Balan, de l’assurance spécialisé­e XL Catlin, qui forme depuis un an, avec Axa Corporate Solutions, Axa Art et Axa Matrix, la nouvelle division assurance de choses, responsabi­lité civile et risques spéciaux AXA XL. Elle serait le plus grand prestatair­e d’assurances d’entreprise­s de la planète.

Il est difficile d’évaluer l’importance en Suisse de ce marché de niche que forment les polices «kidnapping et rançon» (Kidnap and Ransom, ou K&R), car les prestatair­es opèrent, cela va de soi, dans la plus grande discrétion. «Question rançons, il y a lieu de se rappeler que la discrétion est essentiell­e, car il n’y a aucun intérêt à publier où et dans quelles conditions ces assurances entrent en action», explique Sabine Alder, de l’Associatio­n suisse d’assurances (ASA). Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la Finma, l’Autorité fédérale de surveillan­ce des marchés financiers, n’énumère pas séparément les chiffres des assureurs à ce sujet.

Une liste noire de 31 Etats

Une estimation du groupe d’assurances américain AIG parlait en 2015 de 15 000 enlèvement­s assortis de rançon. Celle-ci aurait été payée dans 68% des cas, pour un total de quelque 500 millions de dollars. Une autre estimation de la branche de l’assurance indique que, dans 90% des cas au moins, les victimes ne sont pas des étrangers mais des autochtone­s, pour lesquels il ne faut en général payer «que» quelques centaines ou milliers de dollars.

«En Suisse, le marché des K&R reste stable, à la différence de celui de la cybercrimi­nalité, qui est dynamique», révèle Konrad Hugo, de Walser Assurances et Prévoyance, basé à Rüschlikon (ZH). Actif depuis trente ans dans le secteur, il place avec son équipe des polices K&R destinées avant tout à des employés de grandes entreprise­s, notamment du secteur financier, mais aussi aux expats d’ONG, à des journalist­es et à leurs éditeurs, ainsi qu’aux représenta­nts de PME.

Konrad Hugo collabore avec le groupe d’assurances AIG. Sur la liste noire de ce dernier figurent 31 Etats, notamment l’Afghanista­n, l’Algérie, l’Egypte, la Biélorussi­e, le Venezuela ou la République centrafric­aine, mais aussi l’Inde, le Kenya, Cuba, le Mexique, la Turquie et le sud des Philippine­s. Ce sont aussi dans certains de ces pays que les dirigeants d’entreprise suisses partent quelquefoi­s en vacances.

Devoir de diligence

La carte des dangers est une chose, la transparen­ce accrue des individus

en est une autre. «Elle fait de nous des objectifs de choix», mentionne l’aide-mémoire de l’assureur zurichois Advantis. Ce dernier souligne que, dans notre société dominée par les technologi­es de l’informatio­n, des caractéris­tiques privées telles que situation profession­nelle, revenu, situation familiale et habitudes de vie sont plus aisément disponible­s pour un nombre sans cesse accru de personnes et d’organisati­ons.

«Beaucoup d’employeurs n’ont pas suffisamme­nt intégré que le droit du travail leur attribue un devoir de diligence», remarque également Konrad Hugo. Dans le cadre de ce qui est économique­ment supportabl­e, les entreprise­s ont le devoir d’user de prudence et de discerneme­nt pour éviter les risques et empêcher des dommages prévisible­s, énonce en effet en substance l’article 328 du Code des obligation­s.

Une police K&R intégrale ne couvre pas que les coûts de rançon et d’extorsion, mais aussi d’éventuelle­s pertes lors de la remise de la rançon ainsi que les coûts de conseil juridique, de services de sécurité, tout comme les coûts de voyage et d’hébergemen­t de la personne assurée. Autres éléments assurables: les coûts éventuels d’interrupti­on d’activité, de rapatrieme­nt urgent pour raisons politiques, de remise sur pied, de réhabilita­tion et de dommages à la personne. Pour les spécialist­es K&R, une règle d’or énonce qu’un conseiller a bien travaillé quand l’honoraire ne dépasse pas le montant de la rançon. A noter que les montants couverts peuvent aller jusqu’à plus de 50 millions de francs pour l’employé d’une entreprise. L’éventail des primes annuelles s’étend de 2000 francs par employé de petite entreprise à 250 000 francs pour un dirigeant important.

 ?? (EITAN ABRAMOVICH / AFP) ?? Les motifs et les lieux des enlèvement­s sont très variés; ici, un otage d’une guérilla latino-américaine.
(EITAN ABRAMOVICH / AFP) Les motifs et les lieux des enlèvement­s sont très variés; ici, un otage d’une guérilla latino-américaine.

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