Chez les fermiers de l’Ohio qui crient leur colère
Les agriculteurs du Midwest se retrouvent pris en otage par la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, premier acheteur mondial de soja. En colère contre Donald Trump, ils pourraient s’en souvenir lors de la présidentielle de 2020. Reportage
Colosse à la chevelure d’argent, Christopher Gibbs a une poignée de main franche et un chien excité muni d’un collier électrique qui semble retenu par une laisse invisible. «J’arrive tout de suite! J’ai juste des gens qui viennent m’acheter un tracteur. J’espère que le deal sera bon», lâche-t-il, en faisant un clin d’oeil. Dix minutes plus tard, satisfait, Christopher Gibbs revient. Il nous emmène chez lui, dans son sous-sol. Pour évoquer un sujet qui fait mal: la guerre commerciale avec la Chine.
Ce paysan possède 226 hectares de terrain, dans l’Etat de l’Ohio. Il vit un peu à l’écart de Maplewood, une toute petite localité qui se traverse en quelques secondes en voiture, avec sa ruche en libre-service. Dans la région, un nombre impressionnant de ratons laveurs et d’opossums écrasés jonchent les routes, et il n’est pas rare d’y croiser des calèches d’Amish. C’est l’Ohio rural. Ici, les champs de maïs et de soja s’étendent à l’infini.
Comme de nombreux fermiers du Midwest, Christopher Gibbs est touché par la guerre commerciale avec la Chine et la politique protectionniste de Donald Trump. L’accord «de principe» annoncé le 11 octobre, qui n’est pas encore signé, le laisse sceptique. Le président américain assure que la Chine s’engagera à acheter pour 40 à 50 milliards de denrées agricoles américaines et recommande, sur le ton de la plaisanterie, aux paysans d’acheter «plus de terres et de plus gros tracteurs». Mais sur le terrain, on ne goûte guère à ces traits d’esprit présidentiels. La prudence reste de mise.
«Nous sommes habitués aux fausses promesses. On nous a déjà fait miroiter des «achats massifs» de la part du Mexique ou de l’Union européenne, qui ne se sont pas réalisés», glisse Christopher Gibbs. Il sort son peigne et se lisse les cheveux. «Je n’y croirai que lorsque nos récoltes seront sur les bateaux et déjà à mi-chemin. Les Chinois sont des champions lorsqu’il s’agit d’annuler des commandes à la dernière minute. On a déjà vu ça…» Avec les taxes sur des importations chinoises annoncées par Donald Trump dès mars 2018, la Chine a adopté des mesures de représailles en ciblant à son tour les importations américaines, notamment le soja, dont elle est le principal acheteur. Les droits de douane ont augmenté et les commandes ont baissé. Avec le Canada, le Mexique, et le Japon, la Chine était jusqu’ici un des principaux partenaires des Etats-Unis dans ce secteur. Selon l’American Farm Bureau, elle a importé pour 19,5 milliards de produits agricoles américains en 2017, un chiffre qui est tombé à 9,1 milliards en 2018. Le soja est particulièrement concerné. En 2017, la Chine en avait importé pour 13,9 milliards de dollars, pour nourrir ses porcs, soit l’équivalent de 60% de la production américaine de cet oléagineux destinée à l’étranger. Un chiffre qui a fait une chute à 3 milliards en 2018. «Avant la guerre commerciale, environ une rangée de plants de soja sur trois cultivée dans l’Ohio était exportée vers la Chine. Ce chiffre n’est aujourd’hui probablement plus que de 1 sur 10», résume Ian Sheldon, spécialiste de la politique agricole à l’Ohio State University.
Pas de nouveaux investissements
Christopher Gibbs, chemise épaisse bleue sur polo rouge, cultive justement du soja et du maïs. Il produit aussi du foin et élève des bovins, pour la viande. Il fait partie de la première génération de fermiers et travaille avec son fils. «Le boisseau de soja [unité de cotation en bourse qui correspond à l’équivalent de 27,21 kilo] valait 10,5 dollars en mars 2018. Avec les mesures de rétorsion chinoises, il est descendu à moins de 8. Le jour de l’annonce de l’accord, il a fait un petit pic à 9 dollars à la bourse de Chicago, mais cela n’équivaut qu’au coût de production! Ce n’est qu’à partir de ce montant qu’il devient rentable pour nous», détaille-t-il, en nous emmenant dans ses champs. Pas d’euphorie, donc. Il y a bien des signes de détente, avec cette ébauche de l’accord et la récente promesse chinoise de ne plus surtaxer le soja et les porcs américains, mais les agriculteurs attendent toujours de voir des résultats concrets. Pour les aider, le président américain a bien débloqué environ 28 milliards de dollars pour 2018 et 2019, grâce à des Programmes de facilitation de marché, pour compenser leurs pertes financières. Mais cela n’a pas de quoi satisfaire notre fermier. «De l’argent pour nous faire taire!» résume-t-il, en haussant la voix.
«D’abord, l’entier des pertes n’est pas compensé. Mais surtout, nous ne dégageons pas de bénéfices. Cela ne nous permet pas de prospérer, d’investir dans de nouvelles technologies et machines agricoles. Nous avons mis des années à bâtir des marchés à l’étranger, et tous nos efforts ont été mis à terre en quelques jours. Nous avons besoin d’accords de libreéchange solides, pas une aide gouvernementale qui revient à mettre les paysans sous sédatifs. Si ça continue, nous risquons de ne plus être considérés comme des partenaires fiables!» En 2018, Christopher Gibbs a reçu 25000 dollars du gouvernement à titre de compensation et 14000 en 2019. Mais il a dû faire plus d’emprunts que d’habitude.
«Je ne suis pas Stormy Daniels»
Pendant près de trente ans, il a géré des programmes agricoles pour le compte du Département fédéral de l’agriculture, l’USDA, et a soutenu des plans d’aide aux paysans. «Je croyais en ces mesures de soutien parce que je crois qu’une agriculture forte est directement liée à notre sécurité nationale. Mais je n’ai jamais distribué de l’argent pour faire taire au sujet d’une politique commerciale protectionniste ridicule qui détruit en quelques mois ce que mon secteur a construit de ses propres mains pendant des décennies.» Il ramasse quelques graines de soja et les goûte. «Ce champ brunit, il faut que je le récolte cet après-midi.»
Dans la région, tout le monde le connaît. En juillet 2018, Christopher Gibbs s’était fait remarquer en publiant une tribune dans un journal local, le Sidney Daily News. «Laissez-moi vous raconter une histoire», écrivait-il. «J’ai couché avec un milliardaire parce qu’il a dit qu’il m’aimait. Je m’attendais à faire l’amour, mais le matin, j’ai réalisé que je m’étais fait baiser. Quand je suis allé le dire publiquement, on m’a offert de l’argent pour que je me taise. Qui suis-je? Non, je ne suis pas un mannequin ou Stormy Daniels [une actrice porno qui prétend avoir eu une relation avec le président américain]. Je suis le fermier américain.»
Républicain, Christopher Gibbs a voté pour Donald Trump en 2016, même s’il se définit comme reaganiste et qu’il a soutenu Jeb Bush aux primaires. Mais, l’an prochain, c’est clair, le président n’aura pas sa voix. Il le dit à qui veut l’entendre. Actif en politique, il a été président du comté de Shelby, mais n’a pas été réélu. Sa franchise dérange. Il pointe de son doigt terreux l’étang à côté