Le Temps

Spécial prévoyance: les maux du 2e pilier

Trois acteurs majeurs de la prévoyance débattent de l’avenir des retraites, de la baisse des taux techniques, de l’impact des transforma­tions du marché du travail et émettent des propositio­ns, comme l’obligation d’affiliatio­n pour les indépendan­ts

- EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

Sur le terrain politique, la prévoyance profession­nelle tente sans grand succès de revoir le taux de conversion. Un malaise s’installe face à l’incapacité de réformer le système. Les taux techniques ne cessent de baisser pour tenir compte des rendements des marchés financiers. Mais un taux trop bas envoie un signal négatif aux assurés. Les acteurs du 2e pilier ne croient-ils plus à ce qu’ils font? Eclairage.

Le système de prévoyance suisse poursuit son déclin dans les classement­s internatio­naux. Il n’est plus que 12e au monde selon l’indice Mercer publié lundi dernier. Pourtant, la réforme de la prévoyance profession­nelle n’a toujours pas été entreprise. Une propositio­n est maintenant sur la table d’Alain Berset, celle des partenaire­s sociaux. Elle prévoit une baisse du taux de conversion de 6,8% à 6%, couplée au versement d’un supplément de rente mensuel pendant quinze ans qui serait financé par un prélèvemen­t sur les salaires AVS de 0,5%. Les paramètres doivent changer, mais d’autres aspects sont aussi urgents, selon trois acteurs de la prévoyance: Pascal Kuchen, directeur général de Copré, la Collective de prévoyance (850 entreprise­s et 12 000 assurés), à Lausanne, Patric Olivier Zbinden, responsabl­e des clients entreprise­s auprès de Bâloise Assurances, à Bâle, et Martin Mlynar, président de la direction et cofondateu­r de Corestone, à Zoug, une société avec environ 40 milliards de francs d’actifs sous gestion.

1•QUE FAUT-IL CHANGER EN PRIORITÉ AU 2e PILIER?

«Les autorités ne se sont pas encore penchées sur l’adaptation de la prévoyance aux nouveaux développem­ents du monde profession­nel», indique Pascal Kuchen. De plus en plus d’actifs travaillen­t à temps partiel, sous forme de mandat, procèdent à une pause profession­nelle, ont plusieurs employeurs. La politique devrait imaginer un système qui prend en compte les jeunes et leur nouvel environnem­ent profession­nel. Aujourd’hui, un salarié qui a trois emplois simultaném­ent n’aura pratiqueme­nt pas de 2e pilier à cause de la déduction du montant de coordinati­on. La solution serait de la supprimer ou de la réduire de manière linéaire quand l’employé travaille pour plusieurs employeurs, ou encore d’amener le principal employeur à assurer les éléments de salaires des autres emplois, propose Pascal Kuchen. La politique se penche sur les paramètres techniques (taux de conversion), mais ignore par exemple le temps partiel ou le monde des start-up et des sociétés individuel­les.

L’indépendan­t n’est pas affilié de manière obligatoir­e. Demain, c’est un mode de vie qui devrait se propager, si bien qu’un indépendan­t devrait s’affilier de manière obligatoir­e à une institutio­n de prévoyance, recommande Pascal Kuchen. Dans l’établissem­ent des nouvelles sociétés, il arrive que les jeunes essaient de minimiser les versements aux 1er et 2e piliers et, de ce fait, annoncent un salaire modeste, par exemple de 20000 francs. Faut-il introduire un salaire assuré minimal plus élevé qu’aujourd’hui, demande Pascal Kuchen?

Il faut mener le débat entre les besoins de sécurité et de rendement des placements, propose Patric Olivier Zbinden. Les règles doivent assurer à tout moment que les placements soient le plus sûrs possible en offrant une certaine performanc­e. Le 2e pilier a été conçu pour être financé par trois payeurs: l’assuré, l’entreprise et le marché financier. Mais la discussion devrait porter moins sur le financemen­t que sur les prestation­s, avance-t-il. Dans l’AVS, la propositio­n qui est faite (AVS 21) tente d’injecter davantage d’argent sans revoir les prestation­s. Idem dans le 2e pilier, où la discussion doit être portée sur le taux de conversion. Le premier sujet à revoir est celui du taux de conversion. On ne peut pas garder le même système sans discuter de ce taux.

2•FAUT-IL CHANGER LA GOUVERNANC­E DES CAISSES DE PENSION?

«Les assurés et les caisses de pension devraient s’engager davantage dans les choix stratégiqu­es des entreprise­s», indique Martin Mlynar. Le gérant soutient aussi l’intégratio­n des critères ESG. Les jeunes apprécient cet engagement et la place parfois au-dessus de la maximisati­on du rendement, dit-il.

Martin Mlynar, grand connaisseu­r de la situation aux Pays-Bas, apprécie le processus de consolidat­ion massif qui s’est manifesté dans ce pays. Aux Pays-Bas d’ailleurs, le régulateur a imposé une profession­nalisation de la prévoyance, de la gouvernanc­e et des procédures, dans une perspectiv­e à long terme.

L’améliorati­on de la gouvernanc­e d’une institutio­n de prévoyance ajoute un rendement supplément­aire annuel de 1 à 2 points de pour-cent, lit-on dans Achieving Investment Excellence (Kees Koedijk, Alfred Slager, Jaap van Dam; Wiley, 2019), un livre destiné aux gérants de caisses de pension qui sera présenté en novembre lors d’une conférence de la CFA Society Switzerlan­d. L’attention est trop portée aux considérat­ions techniques et trop peu aux objectifs, à la gouvernanc­e et à la stratégie à long terme, selon les auteurs.

3•AVEC DES TAUX TECHNIQUES DE 0 OU 1%, EST-CE QUE LES ACTEURS DU 2e PILIER N’Y CROIENT PLUS?

«Non, ce n’est pas mon avis», déclare Patric Olivier Zbinden. En vertu des règles de surveillan­ce, les fonds du 2e pilier doivent être absolument sûrs quoi qu’il arrive. On ne peut pas spéculer et employer des paramètres trop élevés, dit-il.

«Si le taux technique tombe à 0%, comme le recommande­nt certains experts, les acteurs indiqueron­t qu’ils n’ont plus confiance dans le système», avance Pascal Kuchen. Les caisses de pension parviennen­t tout de même à présenter une performanc­e correcte. Elle a certes été de -2,8% en 2018, mais en 2017 de +7,7% et en 2019 (fin septembre) de +9,12%. Un taux technique entre 1,5 et 2% est déjà «bien bas», selon Pascal Kuchen, en précisant que l’approche philosophi­que de la question est différente des deux côtés de la Sarine.

Le taux technique dépend du mode d’évaluation. «La valorisati­on au prix du marché est saine, mais si l’horizon est de 15 ans, il faut procéder à un lissage sous peine de rendre le système inéquitabl­e et ne pas se limiter au rendement annuel», estime Martin Mlynar. Un taux en dessous de 2% n’est pas raisonnabl­e, à son avis.

4•EST-CE QUE LA SÉCURITÉ DES INSTITUTIO­NS N’EST PAS TROP CHÈRE?

Dans un système du 2e pilier caractéris­é par une forme d’épargne forcée, «les assurés soulignent leur besoin de garantie, de sécurité et de stabilité», selon Patric Olivier Zbinden. Les connaissan­ces sur le fonctionne­ment de la prévoyance vieillesse n’ont guère progressé, estime-t-il. C’est pourquoi beaucoup d’assurés font confiance à une assurance complète et à un fournisseu­r qui puisse garantir une protection totale de l’avoir de vieillesse en tout temps.

«Le prix de la sécurité devient trop élevé», affirme Pascal Kuchen. Ce dernier anticipe l’essor des fondations collective­s et des fondations collective­s semi-autonomes, au détriment des assurances complètes (garanties complètes des assureurs) en raison du très bas taux de conversion et du taux rémunérate­ur pour le surobligat­oire. La garantie de liquidité et de solvabilit­é continuera de trouver une demande, mais, à son avis, la nouvelle génération va trouver davantage d’intérêts dans d’autres prestation­s que le taux de conversion, par exemple dans un meilleur taux de rémunérati­on de l’avoir de vieillesse ou une prime d’assurance «risque» plus basse.

Après la Seconde Guerre mondiale, les systèmes de prévoyance ont voulu éviter la pauvreté, mais, dans les années 1960 et 1970, leur objectif s’est modifié. On a promis le maintien du niveau de vie, rappelle Martin Mlynar. Or l’espoir d’une rente issue des 1er et 2e piliers équivalent­e à 60% ne sera pas rempli comme l’a montré une étude de Credit Suisse. Il appartient à l’Etat d’organiser la solidarité intergénér­ationnelle, indique Martin Mlynar. On a besoin d’une mutualisat­ion des risques pour résoudre les risques collectifs. L’individual­isation n’est bonne que pour les hauts revenus, à son avis.

5•QUEL SERA L’AVENIR DU 2e PILIER DANS CINQ OU DIX ANS? COMBIEN DE CAISSES DE PENSION RESTERA-T-IL?

En Suisse, le nombre de caisses de pension a diminué d’un tiers en dix ans pour tomber à 1643 pour un total de 894 milliards de francs d’actifs (2017), selon l’Office fédéral de la statistiqu­e. Les auteurs d’Achieving Investment Excellence placent le seuil critique à 5 milliards de francs par caisse de pension pour être efficient. Or 91% des institutio­ns suisses gèrent moins de 1 milliard de francs. Seules 57 caisses gèrent plus de 3 milliards. On voit d’ailleurs que les coûts de gestion sont plus bas aux Pays-Bas, un marché de 1600 milliards d’euros dominé par deux géants, PPGM et APG, avec 500 milliards d’euros d’actifs au total pour les deux, et des institutio­ns de 20 à 30 milliards. «Là-bas, les caisses de pension de 5 à 10 milliards d’euros sont considérée­s comme inefficien­tes. Aujourd’hui déjà, les petites et moyennes caisses doivent se poser la question de la taille minimum», déclare Martin Mlynar. La Suisse est un petit marché. La consolidat­ion attendue devrait respecter le principe de subsidiari­té. Mais «ce n’est pas un hasard si les caisses de pension suisses sous-performent leurs indices de référence alors que celles du Canada les dépassent», selon Martin Mlynar.

«Je ne crois pas qu’il n’y aura plus que quatre caisses de pension», estime Pascal Kuchen. De plus en plus de caisses de pension propres, dans les entreprise­s de 500 collaborat­eurs ou moins, vont se liquider pour intégrer des fondations collective­s, prévoit-il.

«Le premier sujet à revoir est celui du taux de conversion» PATRIC OLIVIER ZBINDEN

«Le prix de la sécurité devient trop élevé» PASCAL KUCHEN

La grande question, selon Pascal Kuchen, sera celle de la vitesse de la réforme de la prévoyance. Si les profession­nels s’accordent sur le besoin d’ajustement, le directeur général de Copré n’est «pas persuadé que ce sera la priorité de la nouvelle législatur­e du parlement». Le climat devrait être l’alpha et l’oméga de l’agenda. «Cela m’inquiète dans le cadre du vieillisse­ment démographi­que et d’un environnem­ent économique inédit, avec des taux très bas», dit-il. Les débats d’après les élections confirment ces craintes. Cette nécessité de révision risque d’être détournée vers les discussion­s sur les placements durables (ESG), ajoute-t-il.

«Nous aurons tôt ou tard un signal politique qui nous permettra d’éclaircir et d’assainir la situation. Je pense à une baisse du taux de conversion en premier lieu», déclare Patric Olivier Zbinden. L’assurance complète conservera une part considérab­le, à son avis. Les caisses semi-autonomes perdureron­t. «Mais tôt ou tard nous aurons une séparation au niveau du prix entre les deux produits», dit-il. Aujourd’hui il n’est pas possible de réclamer une prime pour une perte sur le taux de conversion, par exemple. Aujourd’hui, la discussion avec les entreprise­s est souvent orientée sur les coûts. Mais elle n’est pas objective, à son goût, dans le sens où la capacité de l’assuré à payer le prix de cette garantie n’est pas prise en compte. Est-il incité à privilégie­r une solution autonome?

 ?? (CHRISTOF SCHUERPF/KEYSTONE) ?? La solidarité intergénér­ationnelle est remise en question. Les transforma­tions du marché du travail et de la prévoyance pourraient rapprocher les jeunes des seniors.
(CHRISTOF SCHUERPF/KEYSTONE) La solidarité intergénér­ationnelle est remise en question. Les transforma­tions du marché du travail et de la prévoyance pourraient rapprocher les jeunes des seniors.
 ??  ?? PASCAL KUCHEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DE COPRÉ, LA COLLECTIVE DE PRÉVOYANCE
PASCAL KUCHEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DE COPRÉ, LA COLLECTIVE DE PRÉVOYANCE
 ??  ?? PATRIC OLIVIER ZBINDEN RESPONSABL­E DES CLIENTS ENTREPRISE­S AUPRÈS DE BÂLOISE ASSURANCES
PATRIC OLIVIER ZBINDEN RESPONSABL­E DES CLIENTS ENTREPRISE­S AUPRÈS DE BÂLOISE ASSURANCES
 ??  ?? MARTIN MLYNAR PRÉSIDENT
DE LA DIRECTION ET COFONDATEU­R DE CORESTONE
MARTIN MLYNAR PRÉSIDENT DE LA DIRECTION ET COFONDATEU­R DE CORESTONE

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland