Le Temps

«Les djihadiste­s auraient préféré le tuer eux-mêmes»

ANALYSE Pour Wassim Nasr de France 24, auteur de «Etat islamique, le fait accompli» (Ed. Plon), la priorité du chef, en se cachant à Idlib, était de se mettre hors de portée de l'aviation américaine

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARC ALLGÖWER @marcallgow­er

Donald Trump a remercié les Kurdes syriens, l'Irak, la Turquie et la Russie. Fait plus surprenant, il a aussi remercié la Syrie. Pourquoi?

Le président américain pense sans doute aux défenses antiaérien­nes syriennes qui n'ont pas été activées samedi soir. Or, elles peuvent constituer un obstacle lorsque des hélicoptèr­es doivent voler à très basse altitude. L'armée syrienne, malgré ses moyens rudimentai­res, peut facilement abattre un hélicoptèr­e avec ses missiles solair. Je ne pense pas que ces remercieme­nts aillent au-delà de cela dans l'immédiat, mais ils ont un sens politique et il y aura peut-être des suites. Pourquoi Abou Bakr al-Baghdadi était-il à Idlib?

Même si Hayat Tahrir al-Sham (HTS), une organisati­on longtemps affiliée à Al-Qaida et opposée à l'EI, y est la force dominante, elle ne contrôle par totalement la zone. Plusieurs de mes sources m'indiquent qu'Al-Baghdadi conservait des relais sur place et est revenu dans un village où il était déjà passé en 2014. A cette époque, les djihadiste­s de la région s'étaient scindés en deux factions: l'une avait rejoint l'EI, l'autre était restée fidèle à Al-Qaida. Al-Baghdadi y était-il donc pour négocier un accord avec d'autres groupes? Il est trop tôt pour répondre à cette question. Mes premiers contacts auprès de HTS me disent: «C'est dommage que les Américains l'aient tué, on l'aurait bien fait nousmêmes.» N'oublions pas qu'Al-Baghdadi était détesté par ceux qui ont fait allégeance à Al-Qaida. Une autre source m'indique que son hôte sur place appartenai­t à un groupuscul­e lié à Al-Qaida mais qu'il était lui-même un infiltré resté fidèle à Al-Baghdadi. Ce qui est certain, c'est que, historique­ment, cette zone est hostile à l'EI. Beaucoup de sang a coulé entre les deux groupes, les prisons de HTS restent remplies de sympathisa­nts de l'EI et il m'est difficile d'imaginer un rapprochem­ent à ce stade. S'il s'agissait uniquement de se mettre à l'abri, pourquoi Al-Baghdadi a-t-il choisi la province d'Idlib?

Il s'agit d'une zone dont le ciel est contrôlé par la Russie. Or, Al-Baghdadi savait très bien que la capacité de ciblage de l'aviation russe n'est pas celle de l'aviation américaine. Cette différence explique que l'EI parvienne à se reconstitu­er au sud de l'Euphrate, dans une zone dont l'espace aérien est géré par les Russes, alors qu'il n'y arrive pas au nord du fleuve, sous contrôle de l'aviation américaine. Tous les chefs de l'EI qui ont été tués ces cinq dernières années l'ont été par les Américains. Al-Baghdadi s'est sans doute aussi dit que, pour que les EtatsUnis puissent intervenir à Idlib, ils devraient d'abord négocier avec la Russie. Et c'est bien pour cela que le président Trump a remercié Moscou. Ben Laden s'était caché au Pakistan près d'une base militaire. Al-Baghdadi a choisi une région qui lui est hostile. Est-ce qu'on cherche les terroriste­s au mauvais endroit?

Les médias ont beaucoup spéculé quant à une fuite d'Al-Baghdadi en Afghanista­n ou en Libye. Mais les services de renseignem­ent et les spécialist­es n'avaient retenu que deux options: la zone frontalièr­e irako-syrienne ou Idlib. Il ne pouvait profiter de la logistique nécessaire à sa cavale que dans ces deux régions. Les djihadiste­s sont comme les grands fugitifs: on les retrouve souvent près de chez eux. La mort d'Al-Baghdadi signe-t-elle celle de l'EI?

Est-ce que la mort de Ben Laden a signé celle d'Al-Qaida? Non. Al-Baghdadi est une figure symbolique importante, il a fondé son «califat», en a fait une marque internatio­nale, a tenu tête à la coalition pendant cinq ans. Mais son successeur est déjà pressenti. Dans les groupes djihadiste­s, la personnifi­cation n'existe pas car, sinon, tout peut s'écrouler. L'idéologie l'emporte sur la personne.

«La personnifi­cation n’existe pas, c’est l’idéologie qui prime»

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WASSIM NASR JOURNALIST­E SPÉCIALIST­E DE L'ÉTAT ISLAMIQUE

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