«Les djihadistes auraient préféré le tuer eux-mêmes»
ANALYSE Pour Wassim Nasr de France 24, auteur de «Etat islamique, le fait accompli» (Ed. Plon), la priorité du chef, en se cachant à Idlib, était de se mettre hors de portée de l'aviation américaine
Donald Trump a remercié les Kurdes syriens, l'Irak, la Turquie et la Russie. Fait plus surprenant, il a aussi remercié la Syrie. Pourquoi?
Le président américain pense sans doute aux défenses antiaériennes syriennes qui n'ont pas été activées samedi soir. Or, elles peuvent constituer un obstacle lorsque des hélicoptères doivent voler à très basse altitude. L'armée syrienne, malgré ses moyens rudimentaires, peut facilement abattre un hélicoptère avec ses missiles solair. Je ne pense pas que ces remerciements aillent au-delà de cela dans l'immédiat, mais ils ont un sens politique et il y aura peut-être des suites. Pourquoi Abou Bakr al-Baghdadi était-il à Idlib?
Même si Hayat Tahrir al-Sham (HTS), une organisation longtemps affiliée à Al-Qaida et opposée à l'EI, y est la force dominante, elle ne contrôle par totalement la zone. Plusieurs de mes sources m'indiquent qu'Al-Baghdadi conservait des relais sur place et est revenu dans un village où il était déjà passé en 2014. A cette époque, les djihadistes de la région s'étaient scindés en deux factions: l'une avait rejoint l'EI, l'autre était restée fidèle à Al-Qaida. Al-Baghdadi y était-il donc pour négocier un accord avec d'autres groupes? Il est trop tôt pour répondre à cette question. Mes premiers contacts auprès de HTS me disent: «C'est dommage que les Américains l'aient tué, on l'aurait bien fait nousmêmes.» N'oublions pas qu'Al-Baghdadi était détesté par ceux qui ont fait allégeance à Al-Qaida. Une autre source m'indique que son hôte sur place appartenait à un groupuscule lié à Al-Qaida mais qu'il était lui-même un infiltré resté fidèle à Al-Baghdadi. Ce qui est certain, c'est que, historiquement, cette zone est hostile à l'EI. Beaucoup de sang a coulé entre les deux groupes, les prisons de HTS restent remplies de sympathisants de l'EI et il m'est difficile d'imaginer un rapprochement à ce stade. S'il s'agissait uniquement de se mettre à l'abri, pourquoi Al-Baghdadi a-t-il choisi la province d'Idlib?
Il s'agit d'une zone dont le ciel est contrôlé par la Russie. Or, Al-Baghdadi savait très bien que la capacité de ciblage de l'aviation russe n'est pas celle de l'aviation américaine. Cette différence explique que l'EI parvienne à se reconstituer au sud de l'Euphrate, dans une zone dont l'espace aérien est géré par les Russes, alors qu'il n'y arrive pas au nord du fleuve, sous contrôle de l'aviation américaine. Tous les chefs de l'EI qui ont été tués ces cinq dernières années l'ont été par les Américains. Al-Baghdadi s'est sans doute aussi dit que, pour que les EtatsUnis puissent intervenir à Idlib, ils devraient d'abord négocier avec la Russie. Et c'est bien pour cela que le président Trump a remercié Moscou. Ben Laden s'était caché au Pakistan près d'une base militaire. Al-Baghdadi a choisi une région qui lui est hostile. Est-ce qu'on cherche les terroristes au mauvais endroit?
Les médias ont beaucoup spéculé quant à une fuite d'Al-Baghdadi en Afghanistan ou en Libye. Mais les services de renseignement et les spécialistes n'avaient retenu que deux options: la zone frontalière irako-syrienne ou Idlib. Il ne pouvait profiter de la logistique nécessaire à sa cavale que dans ces deux régions. Les djihadistes sont comme les grands fugitifs: on les retrouve souvent près de chez eux. La mort d'Al-Baghdadi signe-t-elle celle de l'EI?
Est-ce que la mort de Ben Laden a signé celle d'Al-Qaida? Non. Al-Baghdadi est une figure symbolique importante, il a fondé son «califat», en a fait une marque internationale, a tenu tête à la coalition pendant cinq ans. Mais son successeur est déjà pressenti. Dans les groupes djihadistes, la personnification n'existe pas car, sinon, tout peut s'écrouler. L'idéologie l'emporte sur la personne.
«La personnification n’existe pas, c’est l’idéologie qui prime»