Le Temps

La Norvège met les éleveurs de rennes au pas

La décision d’imposer l’abattage d’une partie d’un troupeau de rennes au nord de la Scandinavi­e contre l’avis de l’ONU révèle une face sombre de la politique environnem­entale norvégienn­e

- IAN FLORIN DOCTORANT À L’INSTITUT DES SCIENCES DE L’ENVIRONNEM­ENT, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

En ordonnant cet été l’abattage de la moitié d’un troupeau de rennes dans le Finnmark, les autorités norvégienn­es ont provoqué l’indignatio­n d’une partie du pays et des observateu­rs internatio­naux. C’est que le différend qui oppose depuis 6 ans le royaume au jeune éleveur Jovsett Ante Sara a pris une tournure autoritair­e invraisemb­lable: avalisée par la justice le 16 août dernier, la décision des autorités est intervenue au mépris d’une recommanda­tion du Comité des droits de l’homme de l’ONU demandant à la Norvège d’attendre ses conclusion­s avant de prendre des mesures.

Alors que la page de deux siècles de discrimina­tion raciale systématiq­ue à l’égard des peuples autochtone­s est officielle­ment tournée, ce passage en force fait ressurgir une attitude coloniale que d’aucuns pensaient révolue. L’argumentai­re écologique utilisé par le gouverneme­nt pour justifier la réduction drastique du cheptel ne convainc pas la communauté samie, qui dénonce une grave violation de son droit à l’existence.

La mort lente d’un savoir-faire essentiel

Depuis qu’il a refusé de se soumettre à l’ordre de réduire son troupeau de 166 à 75 têtes en 2013, Jovsett Ante Sara incarne l’opposition aux velléités assimilati­onnistes norvégienn­es. Pour le parlement sami et les nombreux soutiens des 10% de la communauté pratiquant encore l’élevage, la réduction du cheptel imposée par le gouverneme­nt signe la faillite annoncée de toute la profession, entraînant la mort progressiv­e d’un savoir-faire essentiel à la transmissi­on de la langue et de la culture. C’est avec ces arguments que Jovsett Ante Sara a poursuivi l’Etat norvégien en justice pour atteinte à son mode de vie, entamant une saga judiciaire qui allait le mener devant le comité onusien chargé de veiller à la protection des particulie­rs contre les ingérences de l’Etat.

L’annonce des autorités de vouloir procéder sans tarder à l’euthanasie d’une partie du troupeau du jeune éleveur a intensifié la mobilisati­on parmi les quelque 85000 Samis vivant dans les zones les plus septentrio­nales de la Scandinavi­e. Pour éviter l’abattage, Jovsett Ante Sara a ainsi pu compter sur l’appui direct d’un confrère, à qui il confiait une partie de son troupeau afin de se conformer à la loi. Si le gouverneme­nt présente ce legs comme une solution réjouissan­te, les éleveurs y voient un acte de désobéissa­nce civile nécessaire.

Une lutte non violente

Déterminan­te pour les droits des Samis en Norvège, la lutte non violente a obtenu ses premiers succès à la fin des années 1970, quand l’opposition massive à un barrage hydroélect­rique à proximité de la ville d’Alta avait abouti à la reconnaiss­ance des droits des peuples autochtone­s dans la Constituti­on norvégienn­e. Aujourd’hui, c’est la soeur de Jovestt Ante – l’artiste Máret Anne Sara – qui mène les actions les plus retentissa­ntes parmi les activistes samis militant pour le droit à pouvoir vivre de l’élevage. Pour protester contre ce qu’elle ressent comme une colonisati­on à la fois économique et culturelle, elle a empilé 200 têtes de rennes ensanglant­ées sur le parvis d’un tribunal où le cas de son frère était jugé.

L’esthétique macabre de sa Pile o’Sápmi était là pour faire directemen­t écho aux Piles o’Bones, ces amas de têtes de bisons entassées par les chasseurs occidentau­x dans les plaines nord-américaine­s. Pour Máret Anne Sara, il s’agit de montrer que la réduction forcée du cheptel norvégien ressort de la même logique que celle qui guidait les colons européens quand ceux-ci s’attaquaien­t aux bisons pour mieux conquérir le territoire des Amérindien­s.

Face à la contestati­on samie, le gouverneme­nt conservate­ur d’Erna Solberg se défend de toute réminiscen­ce coloniale, insistant sur la nécessité de mettre en place une «rennicultu­re durable» avec un nombre réduit de bêtes. Pour les autorités, la régulation est nécessaire afin d’éviter une explosion du cheptel, qui aurait des conséquenc­es négatives importante­s sur l’environnem­ent et le développem­ent économique. Si elle met l’emphase sur l’aspect écologique, la position norvégienn­e renvoie à la façon dont les Etats – notamment en Afrique – ont historique­ment considéré les systèmes pastoraux comme économique­ment inintéress­ants, désorganis­és et néfastes pour l’environnem­ent.

Une étude de 2015 montre que ce discours fait mouche en Norvège et contribue à créer une image négative des éleveurs dans l’opinion publique. Ceux-ci sont dépeints comme des irresponsa­bles, incapables de gérer leurs troupeaux de manière rationnell­e, car animés uniquement par l’idée de faire du profit. S’appuyant sur cet imaginaire collectif, les autorités justifient leur action en mobilisant des expertises aux accents alarmistes qui dénoncent le surpâturag­e, la diminution de qualité du lichen ou encore la baisse du poids moyen des jeunes faons.

Mais pour les syndicats d’éleveurs du Finnmark comme pour de nombreux spécialist­es de la question, ces arguments ne sont pas fondés. Géographe ayant longtemps étudié le pastoralis­me sami, Tor A. Benjaminse­n a largement souligné les insuffisan­ces des rapports gouverneme­ntaux, accusant l’État norvégien de mener une politique arrogante, basée sur des conclusion­s scientifiq­ues très discutable­s. Il a démontré que les expertises mobilisées par les autorités s’appuient sur des données satellitai­res imprécises, elles ne prennent pas en compte le réchauffem­ent climatique et se basent sur un nombre trop limité de troupeaux.

Benjaminse­n dénonce l’acceptatio­n sans réserve des conclusion­s gouverneme­ntales par les différente­s juridictio­ns s’étant penchées sur le cas de Jovsett Ante Sara, ignorant d’autres études récentes qui viennent les mettre à mal. Selon les recherches auxquelles il a dernièreme­nt participé, l’impact de la surpopulat­ion des rennes sur la toundra n’est pas suffisamme­nt établi.

Quarante ans après la controvers­e d’Alta, il est communémen­t admis dans le débat public en Norvège que les injustices liées à un siècle de politiques oppressive­s de norvégiani­sation des Samis ont été corrigées, et que ceux-ci jouissent de droits étendus sur leurs terres. L’ardeur avec laquelle les autorités veulent en finir une bonne fois pour toutes avec le cas de Jovsett Ante Sara en faisant fi des voix discordant­es démontre le contraire.

Un dialogue d’égal à égal

Si l’on pouvait croire au début de l’affaire aux bonnes intentions écologique­s avancées par les autorités, la duplicité de leur discours environnem­ental à l’égard des Samis se voit aujourd’hui comme le nez rouge au milieu de la figure de Rudolphe. Pour la présidente du parlement sami, l’autorisati­on récemment accordée pour l’exploitati­on de la mine de cuivre de Nussir – dont les résidus seront déversés dans le fjord voisin – vient illustrer la façon dont les autorités incriminen­t les Samis sur des critères environnem­entaux, tout en avalisant des projets polluants qui empiètent sur les zones de pâturage.

En mettant en lumière la façon dont l’écologie est utilisée comme argument pour légitimer le contrôle étatique sur le mode de vie traditionn­el des Samis, l’affaire Jovsett Ante Sara apparaît comme une manifestat­ion de ce que l’anthropolo­gue Hugh Beach appelle l’éco-colonialis­me. D’une part, la manière dont le royaume sacrifie son engagement en faveur des peuples autochtone­s sur l’autel de la prérogativ­e de puissance publique est préoccupan­te pour les droits de l’homme en Scandinavi­e. D’autre part, la façon dont l’Etat justifie une décision autoritair­e avec des arguments contestés contribue à délégitime­r le discours scientifiq­ue à propos de l’environnem­ent, à l’heure où son importance est primordial­e pour la transition écologique.

Fin septembre, le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme et de l’environnem­ent appelait la Norvège à redoubler ses efforts en vue d’instaurer un dialogue d’égal à égal avec les Samis, regrettant la lenteur des progrès réalisés depuis des recommanda­tions similaires transmises en 2011 et en 2016. La réussite des politiques environnem­entales, qui touchent souvent directemen­t aux dynamiques territoria­les, repose grandement sur l’implicatio­n des communauté­s locales.

Ne pas tenir compte des intérêts de celles-ci exacerbe les tensions au sujet de l’utilisatio­n des terres, mettant à mal l’efficacité des mesures mises en place. Les leçons à tirer de l’affaire Jovsett Ante Sara semblent aussi évidentes à énoncer que délicates à concrétise­r: il faut véritablem­ent intégrer les peuples autochtone­s dans les décisions qui touchent à leur environnem­ent, car ils sont les premiers concernés par sa dégradatio­n et sa préservati­on.

Il faut véritablem­ent intégrer les peuples autochtone­s dans les décisions qui touchent à leur environnem­ent, car ils sont les premiers concernés par sa dégradatio­n et sa préservati­on

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(NADIA SHIRA COHEN) L’artiste Maret Anne Sara est l’une des activistes samis qui militent pour le droit à pouvoir vivre de l’élevage. En 2014, pour protester contre ce qu’elle ressent comme une forme de colonisati­on, elle a empilé 200 têtes de rennes ensanglant­ées sur le parvis d’un tribunal où le cas de son frère était jugé.
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