Le Temps

Gérard Diggelmann, le théâtre comme une école de vie

Il joue, met en scène, a dirigé une institutio­n et ouvert la fameuse école qui porte son nom. Il dissèque dans un ouvrage sa méthode d’enseigneme­nt de l’art dramatique «Des psychiatre­s lausannois se sont intéressés à moi et m’ont adressé des patients. Il

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Chacha dort en boule sur un fauteuil. Elle est arrivée chez lui il y a cinq ans de cela, a jugé que ça pouvait être son domicile. Gérard Diggelmann n’a rien trouvé à redire: «C’était un chat perdu ou abandonné. Elle est restée ici et mène une vie de princesse.» La maison à Epalinges (VD) est vaste, lumineuse, d’une grande quiétude. Elégant mobilier de salon, des oeuvres peintes aux murs, beaucoup de livres. Les alentours sont boisés.

Dans le jardin, un arbre noueux d’Indonésie épanche ses feuilles d’or. Il y a en contrebas un terrain de golf. Gérard en ignorerait son existence si des balles mal ajustées ne roulaient pas parfois sur ses gazons. «Je les collection­ne», dit-il. Il écrit dans un bureau, un peu à l’écart du foyer. Une table, une chaise, un ordinateur, un canapé genre psychothér­apie. Et cette sombre mais poétique photo de Jean-Pascal Imsand: un château ailé au-dessus d’un lac. Gérard Diggelmann admire cet artiste tourmenté qui s’est donné la mort en 1994 à l’âge de 34 ans.

Sur terre et dans le ciel

Lui-même, enfant, fut différent, «pas facile, rêveur, avec des moments d’absence». Le théâtre l’a remis au monde. Il a créé à Lausanne en 1981 sa propre école, l’a dirigée pendant trente-six ans. Il vient de publier L’Acteur, le Jeu, le Théâtre (Ed. Favre), ouvrage qui aborde le travail de l’acteur, la formation du comédien, la mise en scène, l’enseigneme­nt sans omettre le rôle du public. Il confie: «Etre au théâtre, vivre le théâtre, n’est-ce pas une manière de célébrer la vie avec ce qu’elle a de plus intense et de plus semblable pour nous tous: l’émotion?»

Dans la famille Diggelmann, on aimait se rendre au théâtre puis vite rentrer chez soi. Les coulisses et les artistes étaient un monde dont il était bon de se tenir éloigné. Le milieu était bourgeois. Père zurichois, juif ashkénaze négociant en vins. Mère hispano-marocaine séfarade. Les obligation­s profession­nelles poussent la famille à s’installer à Montpellie­r, en France. Gérard y vit jusqu’à l’âge de 17 ans. Il est placé en internat dès ses 9 ans afin qu’il garde, lui dit-on, les pieds sur terre. Ses grands-parents, férus d’art sous toutes ses formes, maintienne­nt sa tête tournée vers le ciel.

Il décroche un bac littéraire et s’installe à Londres sous prétexte qu’il veut apprendre la langue. En fait, il rejoint une connaissan­ce qui enseigne la danse. Les parents décèlent le mensonge et coupent les vivres. Gérard enchaîne les petits boulots et se sent libre. Son look provincial change, il épouse le style hippie des années 70: cheveux longs, jeans pattes d’éléphant, chemises bariolées. Il fait surtout sa révolution sexuelle, assume et vit son amour pour les garçons. A la maison, on lui disait: ça te passera. «Un peu comme une grippe», lâche-t-il.

Après Londres, Paris où il s’inscrit dans une école de théâtre. Puis Lausanne en 1979. Il joue à Vidy, s’essaie à la mise en scène (avec succès, en tout une cinquantai­ne de textes adaptés durant sa carrière) et commence à dispenser des cours. Un soir chez des amis, on se dit qu’il n’existe aucune école de théâtre à Lausanne. Ces mêmes amis lui dénichent un local de 40 m² place Bel-Air et, en septembre 1981, il reçoit Vincent, son premier élève. «Un seul élève, un seul cours par semaine», se souvient-il.

Malgré son jeune âge (25 ans), le monde artistique le soutient, et commencent à affluer les apprentis comédiens. Gérard Diggelmann pose un regard aiguisé sur la société, sur les affres de l’enfance et de l’adolescenc­e. Son théâtre sera sociétal. «Les psychiatre­s lausannois se sont intéressés à moi, comme Gérard Salem qui m’a adressé des patients, il s’agissait de travailler sur la personnali­té par le jeu de rôle. Mais je me défends d’être un thérapeute.» Le grand âge l’intéresse tout autant. Il monte dans un EMS Femmes, qui donne la parole à des aînées. L’idée lui est venue en écoutant une pensionnai­re de 75 ans témoigner de sa vie jonchée de frustratio­ns. «Son mari, par exemple, a toujours refusé qu’elle conduise», dit-il.

Cinq notions de base

L’approche pédagogiqu­e de Gérard Diggelmann pointe cinq notions de base: marcher, regarder, écouter, donner et recevoir. La respiratio­n, essentiell­e elle aussi, est traitée à part. Il s’est inspiré du dramaturge russe Constantin Stanislavs­ki et de Peter Brook, qui lui a enseigné l’épure et l’évacuation de la fioriture. Il explique: «Avec les élèves, je travaille pendant six à dix semaines sur l’excès qui rend libre pour être expressif, puis durant cinq semaines sur l’essentiel, l’épure.»

A-t-il vu Le Temps monte sur scène? «Oui, à Vidy, et la démarche fut très belle. Le journalism­e paraît statique et ces profession­nels l’ont rendu vivant. Le Temps a été une troupe de théâtre, des gens de théâtre qui ont parlé de l’humain, se sont interrogés et ont interrogé. Vous êtes venus dans nos coeurs.» En 2010, son grand amour est décédé brutalemen­t devant lui. Un mois plus tard, le coeur de Gérard Diggelmann a aussi lâché mais la médecine l’a ranimé. Il confie: «Mon coeur s’est brisé deux fois, mais le travail et le théâtre ont remis mes sens en vie.»

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