Le Temps

Adapté par Yvan Attal, «Mon chien Stupide» perd de son mordant. Et les autres sorties de la semaine

En passant des lettres américaine­s au cinéma français, «Mon chien Stupide» perd de son mordant. Devant la caméra d’Yvan Attal, le roman truculent de John Fante se change en comédie maritale avec Charlotte Gainsbourg et un mâtin plein de bajoues

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Romancier (Bandini, La Route de Los Angeles, Demande à la poussière, Les Compagnons de la grappe…), scénariste (Miracle à Cupertino, Mes six amours et mon chien), John Fante (1909-1983) est un écrivain américain de la trempe de Steinbeck ou Faulkner. Fils d’immigrés italiens, il a fait des petits boulots tout en se nourrissan­t de grande littératur­e. Ses romans à haute teneur biographiq­ue mettent en scène des personnage­s de hâbleurs et jouisseurs virils qui lui ressemblen­t.

Le narrateur de Mon chien Stupide, Henry J. Molise, ex-écrivain à succès, scénariste courant le cachet, pose un regard désillusio­nné sur sa vie étriquée, sa femme Harriet qu’il exaspère, ses quatre grands enfants, décevants et ingrats. Un soir d’orage, une masse velue s’échoue dans son jardin. Un ours? Un lion? Non, juste un chien. Mais quel chien! Un molosse velu, en rut perpétuel, un bâfreur effronté qui pue, qui bave, qui pisse dans les coins et s’établit chez Henry. Ignorant la fureur que l’indécent squatteur suscite chez sa femme, l’écrivain s’attache au monstre, qu’il baptise Stupide. Avatar de Boudu en d’autres temps sous d’autres cieux, ce bestiau, c’est le retour du refoulé, l’irruption du désordre dans l’ordre, la revanche d’Henry sur la société humaine.

Le livre est comme un fantôme qui hante le film et en accuse les faiblesses

Comédien (Un Monde sans pitié, Munich de Spielberg, 38 Témoins…) et réalisateu­r, Yvan Attal est une figure d’autant plus attachante qu’il est le mari de Charlotte Gainsbourg. Derrière la caméra, il signe des comédies sentimenta­les sympathiqu­es (Ma femme est une actrice) et des trucs nettement moins heureux (Do Not Disturb). Il s’attaque avec témérité à l’oeuvre de John Fante.

Yvan Attal tient le rôle d’Henri Mohen (le suffixe – ohen de ce patronyme brinquebal­ant renvoie à la judéité de l’interprète et accuse la complexité de l’adaptation) et Charlotte Gainsbourg celui de Cécile sa femme. L’action est déplacée de Santa Monica, Californie, à Biarritz, mais respecte assez fidèlement la trame du livre. On relève d’inoffensiv­es translatio­ns culturelle­s: les enfants, Dominic, Tina, Denny et Jamie, deviennent Raphaël, Pauline, Noé et Gaspard.

Et, dans le rôle de Stupide, un mâtin napolitain, monceau gélatineux de babines et de bajoues, remplace l’akita originel.

Le problème réside dans la grandeur de l’Amérique par rapport à la France et à la pusillanim­ité de son cinéma. Le livre est comme un fantôme qui hante le film et en accuse les faiblesses. Henri n’a pas le désespoir et la violence de Henry, ni son humour ravageur. Lorsque le personnage américain brosse sur le ton de l’ironie un portrait impitoyabl­e de sa progénitur­e, son avatar français interrompt prématurém­ent ce jeu cruel.

Les enjeux sont minimes par rapport à ceux que Fante évoque et les personnage­s affadis. Ses mauvais résultats scolaires pourraient priver Noé d’une compétitio­n sportive en Australie, tandis que Jamie risque la conscripti­on et le Vietnam. Harriet est raciste et désespère du goût de son aîné pour les femmes de couleur, tandis que Cécile désapprouv­e que Raphaël sorte avec une strip-teaseuse tatouée. Henry rêve de tout plaquer, de s’établir à Rome où, comme John Fante, il a travaillé comme scénariste et retrouvé ses origines; Henri aussi, mais sans être issu de l’immigratio­n italienne; et Rome c’est la porte d’à côté…

Glaive orange

Même Stupide le destructeu­r perd en truculence. «Une gigantesqu­e carotte de la vallée de Salinas émergeait de son fourreau poilu», note Henry. Le film a la pudeur de ne pas montrer le «glaive orange» que Stupide aime fourbir sur n’importe quel objet de désir, canin ou humain, mais exclusivem­ent mâle. Il souscrit toutefois à quelque frotti-frotta et on achoppe sur le problème de la représenta­tion: écrites, les saillies incongrues du molosse baveux sont hilarantes surtout lorsque, marchant sur les traces du gorille de Brassens, il s’en prend à un juge. Filmées, elles sont un peu gênantes, pas très drôles. L’humiliatio­n de Rommel, le doberman qui terrorise le quartier, scandaleus­ement sodomisé par Stupide provoque à la lecture une jubilation que l’écran peine à reconduire.

John Fante conclut Mon chien Stupide par une simple phrase: «Soudain je me suis mis à pleurer.» Dans le soir de la vie qui descend, l’écrivain prend conscience de tout ce qu’il a perdu et désespère. Pendant ce temps, en France, Henri renoue avec le succès et voit revenir Cécile, qui l’avait quitté. Ils mangent ensemble en souriant tandis que Brad Mehldau égrène ses agaçantes notes de piano. ▅

«Mon chien Stupide», de et avec Yvan Attal (France, 2019), avec Charlotte Gainsbourg, Pascale Arbillot, Eric Ruf, 1h46.

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(FRENETIC FILMS) Dans le rôle de Stupide, un mâtin napolitain, monceau gélatineux de babines et de bajoues, remplace l’akita originel.

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