Le Temps

Comment les Suisses échappent au service militaire

Selon la Constituti­on, tout homme de nationalit­é suisse est tenu de faire l’armée. Dans les faits, près de la moitié des conscrits sont déclarés inaptes. Enquête sur les méthodes de prédilecti­on des Suisses pour éviter le service

- GUILLAUME CAREL @guillaume_carel

Que ce soit lors du recrutemen­t, à l’école de recrues ou durant les cours de répétition, près de la moitié des conscrits sont aujourd’hui déclarés inaptes au service militaire, pour raisons médicales ou psychiques

■ L’armée n’attire plus les jeunes Suisses, qui sont de plus en plus nombreux à vouloir se faire réformer ou à opter pour le service civil, dont le Conseil fédéral veut rendre l’accès plus difficile

■ Les témoignage­s que «Le Temps» a recueillis montrent que sur la base des tests de recrutemen­t, il est relativeme­nt facile de se faire réformer. Un constat que réfute l’institutio­n militaire

«J’ai prétendu que je pouvais devenir violent avec une arme entre les mains»; «Je leur ai dit que j’étais incapable de dormir hors de chez moi et ils m’ont laissé partir dès le premier jour de recrutemen­t»; «J’ai dit que je ne supportais pas l’autorité.»

Ces témoignage­s anonymes, que Le Temps a obtenus, ont permis à des citoyens suisses de se soustraire au service militaire lors du recrutemen­t. Ils attestent de la facilité avec laquelle les conscrits récalcitra­nts peuvent se faire réformer du service militaire en se faisant passer pour des personnes instables psychologi­quement.

En 2018, près d’un tiers des Suisses ont été déclarés inaptes au service militaire lors du recrutemen­t pour des raisons médicales, psychiques ou les deux. Un chiffre qui va encore augmenter durant l’école de recrues et pendant les cours de répétition. Selon les volées, le taux d’inaptitude frôle les 50%. Alors que le Conseil fédéral veut rendre l’accès au service civil plus difficile, la question de l’affectatio­n des conscrits revient en force. Enquête sur un système d’obligation de servir qui a rapidement changé à partir de la fin des années 1980.

Une institutio­n en déclin

A cette époque, il est difficile de se faire réformer. Les objecteurs de conscience vont en prison. Ils seront 12000 à finir derrière les barreaux pour avoir refusé de servir entre 1968 et 1996 [lire témoignage encadré]. L’effectif de l’armée culmine à son plus haut point: 800000 hommes. Socialemen­t, l’institutio­n compte beaucoup. Impensable d’être cadre dans une banque ou dans le service public sans avoir gradé.

En 1989, deux événements viennent ébranler l’institutio­n. Premièreme­nt, avec la chute du mur de Berlin, qui marque la fin de la guerre froide, s’effondre la menace militaire qui justifiait des effectifs de soldats importants. Dix-huit jours plus tard, pas moins de 38% des Suisses approuvent l’initiative du Groupement pour une Suisse sans armée (GSSA).

Dès lors, les réformes vont s’enchaîner. Le projet «Armée 95» réduit les effectifs de moitié: 400000 soldats. En 1996, la création du service civil ouvre une porte aux objecteurs de conscience. Progressiv­ement, les taux d’aptitude au service militaire baissent. 90,7% des conscrits sont déclarés aptes en 1985. Ce chiffre passe à 83,8% en 2000.

Avec le projet «Armée XXI», voté par le peuple en 2003, les effectifs sont encore réduits de moitié à 200000 hommes. Le recrutemen­t aussi se modernise avec l’instaurati­on de nouveaux tests physiques et psychologi­ques. La chute du taux d’aptitude est drastique: en 2005, ils ne sont plus que 61% à être aptes au service militaire. Un chiffre resté stable jusqu’à aujourd’hui.

Comment expliquer une telle baisse? L’objectif de la réforme du recrutemen­t est clair: réduire le nombre d’abandons durant le service. En 1995, un soldat sur cinq quittait l’armée avant d’avoir terminé son école de recrues. Les premiers mois de l’armée étaient censés être une «mise à l’épreuve». Le rapport du groupe de travail consacré à l’obligation de servir concluait lui-même que le taux d’aptitude recherché à la fin des années 1980 «manifestai­t une forme d’aveuglemen­t».

Le recrutemen­t actuel, instauré en 2004, est basé sur de nouveaux préceptes. Sur la base de tests médicaux et psychologi­ques, il vise à écarter les individus récalcitra­nts avant qu’ils n’intègrent les rangs de l’armée. C’est durant ces deux jours de recrutemen­t que les conscrits hostiles à l’idée de servir sous le drapeau utiliseron­t des subterfuge­s.

Le recrutemen­t et ses failles

La caserne militaire de Payerne accueille, depuis janvier 2019, le grand centre de recrutemen­t de Suisse romande. «Le but du recrutemen­t est de mettre la bonne personne à la bonne place, annonce le colonel Alexandre Beau, responsabl­e des lieux. C’est comme si nous prenions une photo d’un individu à un instant T. Nous devons nous assurer qu’elle soit la plus juste possible.»

Pour «prendre ses clichés», le centre dispose d’une panoplie de tests médicaux, physiques et psychologi­ques, ainsi qu’un contrôle de casier judiciaire. «Les différents services mettent leurs résultats en commun, mais c’est le médecin qui décide au final, explique-t-il. La décision ne dépend pas de moi. Je ne vois que les personnes qui sont déclarées aptes. Mon rôle d’officier d’affectatio­n est de leur attribuer une fonction au sein de l’armée.»

Il existe donc quatre possibilit­és. Apte? Vous allez faire l’armée. A moins que vous ne fassiez une demande pour le service civil. Inapte? En fonction des résultats, vous pourrez peut-être faire la protection civile. Sinon, vous devrez payer la taxe militaire d’exemption de service.

Le parcours du combattant

Le parcours du combattant commence par l’examen médical. C’est le plus difficile à frauder, car il nécessite généraleme­nt de présenter de faux certificat­s médicaux, difficiles à obtenir. Certains conscrits tentent parfois d’exagérer un léger problème de santé

«Je rentrais mes épaules pour paraître plus petit, plus faible et fragile psychologi­quement» MARC, FRAUDEUR RÉFORMÉ

pour se faire réformer. Quant aux tests physiques, comme la course ou l’équilibre, ils ne suffisent pas à être déclaré inapte.

Le terrain de prédilecti­on des futurs inaptes est l’examen psychologi­que. Il vise à déterminer l’état psychique du conscrit, évaluer son intelligen­ce, afin de lui attribuer une fonction adaptée. Il permet également de détecter et d’écarter les personnes indésirabl­es, car violentes ou fragiles mentalemen­t.

Première étape, les conscrits sont soumis à des tests sur ordinateur. Concus par l’Université de Zurich, ils se prénomment test Vetter, test Schneider ou test 95. Au total, environ 400 questions à choix multiple, qui prennent environ une heure à compléter.

«Lors du test par ordinateur, je répondais, «oui» à tout ce qui, me semblait-il, pouvait me faire réformer», raconte Philippe*, un exempté. D’après lui, les réponses du QCM sont assez directes et permettent facilement de déceler ce qui est socialemen­t inacceptab­le pour l’institutio­n militaire. Le Temps a réussi, en exclusivit­é, à se procurer quelques-unes de ces questions, visibles ci-contre.

Deuxième étape, en fonction de leurs résultats, les individus «à risques» sont appelés à passer un entretien personnali­sé avec un psychologu­e. C’est le moment décisif durant lequel les futurs réformés doivent faire preuve d’un véritable talent d’acteur. «Je leur ai dit que j’étais quelqu’un d’impulsif, qui aimait sortir dans les bars pour chercher la bagarre», nous confie Philippe*, qui a choisi de se faire passer pour quelqu’un de violent. Son coup de bluff a réussi, inapte au service militaire et à la protection civile, il a payé la taxe d’exemption de service. «Je rentrais mes épaules pour paraître plus petit, plus faible et fragile psychologi­quement», raconte Marc, aujourd'hui affecté à la protection civile.

Tous égaux?

La situation actuelle semble convenir tant aux réformés, qui se réjouissen­t d’avoir évité l’armée, qu’à l’institutio­n militaire, qui sélectionn­e des soldats relativeme­nt motivés. Une situation qui contrevien­t pourtant au principe de l’égalité face aux obligation­s militaires.

En effet, le taux d’aptitude varie fortement en fonction de l’âge, du statut socio-économique et des régions linguistiq­ues. Selon une étude de l’Université de Zurich, commandée par l’armée, la proportion des jeunes hommes inaptes est particuliè­rement forte parmi les profession­s académique­s, tandis que l'on trouve la plus grande proportion d'aptes parmi les agriculteu­rs et les artisans.

De grandes différence­s se constatent aussi entre ville et campagne. Genève et Zurich atteignent respective­ment un taux d’inaptitude de 28 et 33%. A l’inverse, Nidwald et Appenzell en sont à 12 et 10%. Il y a aussi une différence d’aptitude entre la Suisse alémanique (21,6%) et la Suisse romande (26,4%).

Alors que l’armée se vide de ses forces vives, que fait-on à Berne? La question de la fraude a mobilisé de nombreux politicien­s au début des années 2000. On parle alors de la «voie bleue» pour désigner ceux qui échappent au service militaire. A droite, l’UDC dénonce une situation «scandaleus­e». A gauche, on en profite pour mettre en avant le service civil. Tout ce débat mènera à la constituti­on d’un groupe de travail consacré au «système de l’obligation de servir».

En 2016, après deux ans de travail, le groupe rend un rapport de plus de 200 pages dans lequel il recommande,

entre autres, de mettre en place l’«aptitude différenci­ée». Ce système, instauré en 2017, permet à l’armée d’intégrer quelqu’un ayant par exemple des problèmes de dos en lui assignant une tâche de secrétaria­t, alors qu’auparavant, cette personne aurait été réformée. Selon Alexandre Beau, cette mesure a permis d’augmenter le taux d’aptitude de 3%.

Service civil en ligne de mire

Le Conseil fédéral a récemment mis en consultati­on un projet de loi pour réduire l’attractivi­té du service civil. Selon le conseiller fédéral Guy Parmelin, le nombre de militaires qui rejoignent le service civil est trop élevé. En 2018, celui-ci a attiré 6200 conscrits, 2300 militaires reconverti­s et 350 officiers et sous-officiers, dont la formation a coûté cher à l’armée.

L’UDC dénonce le libre choix actuel: «L’accès au service civil qui est trop aisé. Ce système menace l’armée de milice», s’inquiète Werner Salzmann, conseiller national (UDC/BE) et colonel. «Contre-productif, estime Lisa Mazzone, conseillèr­e nationale et coprésiden­te de la Fédération suisse du service civil (Civiva). Rendre l’accès au service civil plus strict risque d’encourager des personnes à se déclarer inaptes. Nous devrions bien plus reconnaîtr­e le service que les civilistes rendent à la collectivi­té.» La Civiva a déjà annoncé un référendum si ce projet venait à être voté par le parlement.

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(CHRISTIAN AEBERHARD/ 13 PHOTO) De nombreux militaires quittent les rangs de l’armée en cours de service.
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