Comment les Suisses échappent au service militaire
Selon la Constitution, tout homme de nationalité suisse est tenu de faire l’armée. Dans les faits, près de la moitié des conscrits sont déclarés inaptes. Enquête sur les méthodes de prédilection des Suisses pour éviter le service
Que ce soit lors du recrutement, à l’école de recrues ou durant les cours de répétition, près de la moitié des conscrits sont aujourd’hui déclarés inaptes au service militaire, pour raisons médicales ou psychiques
■ L’armée n’attire plus les jeunes Suisses, qui sont de plus en plus nombreux à vouloir se faire réformer ou à opter pour le service civil, dont le Conseil fédéral veut rendre l’accès plus difficile
■ Les témoignages que «Le Temps» a recueillis montrent que sur la base des tests de recrutement, il est relativement facile de se faire réformer. Un constat que réfute l’institution militaire
«J’ai prétendu que je pouvais devenir violent avec une arme entre les mains»; «Je leur ai dit que j’étais incapable de dormir hors de chez moi et ils m’ont laissé partir dès le premier jour de recrutement»; «J’ai dit que je ne supportais pas l’autorité.»
Ces témoignages anonymes, que Le Temps a obtenus, ont permis à des citoyens suisses de se soustraire au service militaire lors du recrutement. Ils attestent de la facilité avec laquelle les conscrits récalcitrants peuvent se faire réformer du service militaire en se faisant passer pour des personnes instables psychologiquement.
En 2018, près d’un tiers des Suisses ont été déclarés inaptes au service militaire lors du recrutement pour des raisons médicales, psychiques ou les deux. Un chiffre qui va encore augmenter durant l’école de recrues et pendant les cours de répétition. Selon les volées, le taux d’inaptitude frôle les 50%. Alors que le Conseil fédéral veut rendre l’accès au service civil plus difficile, la question de l’affectation des conscrits revient en force. Enquête sur un système d’obligation de servir qui a rapidement changé à partir de la fin des années 1980.
Une institution en déclin
A cette époque, il est difficile de se faire réformer. Les objecteurs de conscience vont en prison. Ils seront 12000 à finir derrière les barreaux pour avoir refusé de servir entre 1968 et 1996 [lire témoignage encadré]. L’effectif de l’armée culmine à son plus haut point: 800000 hommes. Socialement, l’institution compte beaucoup. Impensable d’être cadre dans une banque ou dans le service public sans avoir gradé.
En 1989, deux événements viennent ébranler l’institution. Premièrement, avec la chute du mur de Berlin, qui marque la fin de la guerre froide, s’effondre la menace militaire qui justifiait des effectifs de soldats importants. Dix-huit jours plus tard, pas moins de 38% des Suisses approuvent l’initiative du Groupement pour une Suisse sans armée (GSSA).
Dès lors, les réformes vont s’enchaîner. Le projet «Armée 95» réduit les effectifs de moitié: 400000 soldats. En 1996, la création du service civil ouvre une porte aux objecteurs de conscience. Progressivement, les taux d’aptitude au service militaire baissent. 90,7% des conscrits sont déclarés aptes en 1985. Ce chiffre passe à 83,8% en 2000.
Avec le projet «Armée XXI», voté par le peuple en 2003, les effectifs sont encore réduits de moitié à 200000 hommes. Le recrutement aussi se modernise avec l’instauration de nouveaux tests physiques et psychologiques. La chute du taux d’aptitude est drastique: en 2005, ils ne sont plus que 61% à être aptes au service militaire. Un chiffre resté stable jusqu’à aujourd’hui.
Comment expliquer une telle baisse? L’objectif de la réforme du recrutement est clair: réduire le nombre d’abandons durant le service. En 1995, un soldat sur cinq quittait l’armée avant d’avoir terminé son école de recrues. Les premiers mois de l’armée étaient censés être une «mise à l’épreuve». Le rapport du groupe de travail consacré à l’obligation de servir concluait lui-même que le taux d’aptitude recherché à la fin des années 1980 «manifestait une forme d’aveuglement».
Le recrutement actuel, instauré en 2004, est basé sur de nouveaux préceptes. Sur la base de tests médicaux et psychologiques, il vise à écarter les individus récalcitrants avant qu’ils n’intègrent les rangs de l’armée. C’est durant ces deux jours de recrutement que les conscrits hostiles à l’idée de servir sous le drapeau utiliseront des subterfuges.
Le recrutement et ses failles
La caserne militaire de Payerne accueille, depuis janvier 2019, le grand centre de recrutement de Suisse romande. «Le but du recrutement est de mettre la bonne personne à la bonne place, annonce le colonel Alexandre Beau, responsable des lieux. C’est comme si nous prenions une photo d’un individu à un instant T. Nous devons nous assurer qu’elle soit la plus juste possible.»
Pour «prendre ses clichés», le centre dispose d’une panoplie de tests médicaux, physiques et psychologiques, ainsi qu’un contrôle de casier judiciaire. «Les différents services mettent leurs résultats en commun, mais c’est le médecin qui décide au final, explique-t-il. La décision ne dépend pas de moi. Je ne vois que les personnes qui sont déclarées aptes. Mon rôle d’officier d’affectation est de leur attribuer une fonction au sein de l’armée.»
Il existe donc quatre possibilités. Apte? Vous allez faire l’armée. A moins que vous ne fassiez une demande pour le service civil. Inapte? En fonction des résultats, vous pourrez peut-être faire la protection civile. Sinon, vous devrez payer la taxe militaire d’exemption de service.
Le parcours du combattant
Le parcours du combattant commence par l’examen médical. C’est le plus difficile à frauder, car il nécessite généralement de présenter de faux certificats médicaux, difficiles à obtenir. Certains conscrits tentent parfois d’exagérer un léger problème de santé
«Je rentrais mes épaules pour paraître plus petit, plus faible et fragile psychologiquement» MARC, FRAUDEUR RÉFORMÉ
pour se faire réformer. Quant aux tests physiques, comme la course ou l’équilibre, ils ne suffisent pas à être déclaré inapte.
Le terrain de prédilection des futurs inaptes est l’examen psychologique. Il vise à déterminer l’état psychique du conscrit, évaluer son intelligence, afin de lui attribuer une fonction adaptée. Il permet également de détecter et d’écarter les personnes indésirables, car violentes ou fragiles mentalement.
Première étape, les conscrits sont soumis à des tests sur ordinateur. Concus par l’Université de Zurich, ils se prénomment test Vetter, test Schneider ou test 95. Au total, environ 400 questions à choix multiple, qui prennent environ une heure à compléter.
«Lors du test par ordinateur, je répondais, «oui» à tout ce qui, me semblait-il, pouvait me faire réformer», raconte Philippe*, un exempté. D’après lui, les réponses du QCM sont assez directes et permettent facilement de déceler ce qui est socialement inacceptable pour l’institution militaire. Le Temps a réussi, en exclusivité, à se procurer quelques-unes de ces questions, visibles ci-contre.
Deuxième étape, en fonction de leurs résultats, les individus «à risques» sont appelés à passer un entretien personnalisé avec un psychologue. C’est le moment décisif durant lequel les futurs réformés doivent faire preuve d’un véritable talent d’acteur. «Je leur ai dit que j’étais quelqu’un d’impulsif, qui aimait sortir dans les bars pour chercher la bagarre», nous confie Philippe*, qui a choisi de se faire passer pour quelqu’un de violent. Son coup de bluff a réussi, inapte au service militaire et à la protection civile, il a payé la taxe d’exemption de service. «Je rentrais mes épaules pour paraître plus petit, plus faible et fragile psychologiquement», raconte Marc, aujourd'hui affecté à la protection civile.
Tous égaux?
La situation actuelle semble convenir tant aux réformés, qui se réjouissent d’avoir évité l’armée, qu’à l’institution militaire, qui sélectionne des soldats relativement motivés. Une situation qui contrevient pourtant au principe de l’égalité face aux obligations militaires.
En effet, le taux d’aptitude varie fortement en fonction de l’âge, du statut socio-économique et des régions linguistiques. Selon une étude de l’Université de Zurich, commandée par l’armée, la proportion des jeunes hommes inaptes est particulièrement forte parmi les professions académiques, tandis que l'on trouve la plus grande proportion d'aptes parmi les agriculteurs et les artisans.
De grandes différences se constatent aussi entre ville et campagne. Genève et Zurich atteignent respectivement un taux d’inaptitude de 28 et 33%. A l’inverse, Nidwald et Appenzell en sont à 12 et 10%. Il y a aussi une différence d’aptitude entre la Suisse alémanique (21,6%) et la Suisse romande (26,4%).
Alors que l’armée se vide de ses forces vives, que fait-on à Berne? La question de la fraude a mobilisé de nombreux politiciens au début des années 2000. On parle alors de la «voie bleue» pour désigner ceux qui échappent au service militaire. A droite, l’UDC dénonce une situation «scandaleuse». A gauche, on en profite pour mettre en avant le service civil. Tout ce débat mènera à la constitution d’un groupe de travail consacré au «système de l’obligation de servir».
En 2016, après deux ans de travail, le groupe rend un rapport de plus de 200 pages dans lequel il recommande,
entre autres, de mettre en place l’«aptitude différenciée». Ce système, instauré en 2017, permet à l’armée d’intégrer quelqu’un ayant par exemple des problèmes de dos en lui assignant une tâche de secrétariat, alors qu’auparavant, cette personne aurait été réformée. Selon Alexandre Beau, cette mesure a permis d’augmenter le taux d’aptitude de 3%.
Service civil en ligne de mire
Le Conseil fédéral a récemment mis en consultation un projet de loi pour réduire l’attractivité du service civil. Selon le conseiller fédéral Guy Parmelin, le nombre de militaires qui rejoignent le service civil est trop élevé. En 2018, celui-ci a attiré 6200 conscrits, 2300 militaires reconvertis et 350 officiers et sous-officiers, dont la formation a coûté cher à l’armée.
L’UDC dénonce le libre choix actuel: «L’accès au service civil qui est trop aisé. Ce système menace l’armée de milice», s’inquiète Werner Salzmann, conseiller national (UDC/BE) et colonel. «Contre-productif, estime Lisa Mazzone, conseillère nationale et coprésidente de la Fédération suisse du service civil (Civiva). Rendre l’accès au service civil plus strict risque d’encourager des personnes à se déclarer inaptes. Nous devrions bien plus reconnaître le service que les civilistes rendent à la collectivité.» La Civiva a déjà annoncé un référendum si ce projet venait à être voté par le parlement.
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