«L’histoire hongroise ne finira pas avec Viktor Orban»
Michael Ignatieff, recteur de l’Université d’Europe centrale à Budapest, a vécu de l’intérieur la transformation de la Hongrie. Mais face aux dérives populistes et autoritaires, ce libéral convaincu rejette le pessimisme ambiant
Il a vu la Hongrie changer de visage. En 2018, Michael Ignatieff, libéral canadien et recteur de l’Université d’Europe centrale (UEC), a pris une décision difficile: déplacer les activités de son institution de Budapest à Vienne. Soutenue par George Soros, l’UEC était depuis longtemps une cible du gouvernement de Viktor Orban, promoteur de la «démocratie illibérale». Alors que le dirigeant hongrois reçoit mercredi la visite de Vladimir Poutine, Michael Ignatieff veut espérer que la crise du libéralisme ne sera qu’une parenthèse.
Quand Vladimir Poutine déclare que le libéralisme est «obsolète», que répondez-vous? Je pose la question suivante: quel est le plan de succession du président russe? La démocratie libérale a ses faiblesses, mais elle a une réponse claire à la question de la succession. Tous les régimes autoritaires ont ce même problème. Après Poutine, Xi, Erdogan ou Orban, il y a quoi? La deuxième réponse est que, pour Poutine, le principal problème politique est celui du contrôle. Pour bien d’autres pays, le problème central est celui de la gestion des désaccords, c’est-àdire le pluralisme. Affirmer que la démocratie libérale est obsolète revient à dire que l’on va remplacer le pluralisme par l’autoritarisme qui résout les problèmes en imposant le silence à la société. C’est un cauchemar.
La démocratie peut-elle exister sans libéralisme, comme l’affirme Vladimir Poutine? Viktor Orban parle souvent de démocratie illibérale. C’est une contradiction dans les termes. Il ne peut y avoir de démocratie sans une limitation du pouvoir de la majorité. Cette idée géniale de la démocratie libérale remonte à la Révolution française et au président américain James Madison. Il faudrait d’ailleurs y inclure les universités, c’est ce que j’ai appris avec M. Orban. Si on supprime la liberté et l’autonomie des universités, on fait un bond en avant vers la dictature. Il n’y a pas de démocratie sans les institutions libérales et sans les professions libérales pour les défendre. En ce sens, je suis élitiste.
La crise que traverse aujourd’hui la démocratie libérale ne s’expliquet-elle pas justement par le rejet des élites, comme en France avec le mouvement des «gilets jaunes»? Je fais bien sûr partie de ces élites qui se sentent accablées par la culpabilité. Cet excès de culpabilité nous fait oublier qu’il n’est pas possible de faire fonctionner la démocratie sans les élites. Qu’est-ce qu’un juge? Un professionnel formé par des années d’études. Qu’est-ce qu’un élu politique? Une personne formée par un parti politique qui représente le peuple. C’est une profession digne et responsable. Bien sûr, il y a des élites qui profitent de leur position et il faut les punir. Nous devons être à la hauteur.
En Europe de l’Est, on est passé du communisme au libéralisme, puis au populisme en Hongrie et en Pologne. Une forme de libéralisme peut-elle aussi être la matrice du populisme? En Europe de l’Est, l’histoire n’est pas terminée. C’est facile pour les Européens de l’Ouest de se lamenter sur les «pauvres Européens de l’Est» qui ne comprennent pas la démocratie libérale. Il y a une condescendance envers l’Europe de l’Est que je regrette. Certes, les libéraux comme moi qui pensaient que la transition du communisme à la démocratie libérale serait simple manquaient de sens de l’histoire. Cela va prendre des générations. Mais n’oublions pas que la Hongrie a une tradition de liberté qui nous a inspirés. Rappelez-vous de 1956 et de 1989. Les Européens de l’Est n’ont rien à apprendre sur la liberté politique. Pensez à Solidarnosc en Pologne ou à Vaclav Havel en Tchécoslovaquie. L’histoire hongroise ne va pas se terminer avec M. Orban. D’autres chapitres vont s’écrire.
Le libéralisme est perçu comme un facteur de décomposition des identités nationales et la globalisation économique comme opposée aux intérêts du «peuple». Comment expliquez-vous ce contrecoup? Il y a un problème de vocabulaire. En français, le libéralisme est aujourd’hui synonyme de ce qu’on appelle en anglais le néolibéralisme. En tant que Canadien, je suis pour un Etat fort, la redistribution, la solidarité sociale. Notre libéralisme ressemble à la social-démocratie européenne de l’après-guerre. Les libéraux comme moi partagent les mêmes préoccupations que d’autres formations politiques à l’égard de la globalisation, les mêmes réticences, les mêmes peurs. Et surtout, comme on le voit partout, un désir de conserver notre identité nationale ou régionale. J’ai confiance dans le fait que cette révolte contre la globalisation est productive. Mais nous sommes assez hypocrites: j’ai pris l’avion ce matin de Budapest, je le reprends demain pour traverser l’Atlantique, puis la semaine prochaine pour revenir en Europe. C’est aussi la globalisation. Je veux conserver mon identité canadienne, mais je veux voir le monde et apprendre des autres. Nous sommes pris dans le piège de la globalisation, il est impossible de s’en évader. Nous essayons donc de concilier la sauvegarde des identités nationales et les avantages de la globalisation, dont le plus important est le partage des connaissances.
Le cadre démocratique libéral est-il encore adapté à l’ère numérique où tout s’accélère et change la manière de faire de la politique? Il existe de nombreuses preuves de l’ingérence technologique dans les processus démocratiques. C’est nouveau. Il y a un vrai problème de l’intégrité démocratique face aux pressions venues de l’extérieur, comme on l’a vu aux Etats-Unis. C’est pour cela que je suis pour un
Etat démocratique fort, qui a la capacité de dire non, de forcer les grandes puissances à respecter les sociétés libérales. C’est possible. A la fin du XIXe siècle, nous avions un capitalisme sauvage, puis, au XXe siècle, on a vu qu’il était possible de le maîtriser. Il faut le faire aussi pour le XXIe siècle. C’est une question de courage politique. Ce n’est pas perdu d’avance. Le pessimisme ambiant me suffoque.
Vous ne comprenez pas ce pessimisme? Je le comprends très bien. Je lutte en moi-même contre cette tendance. Mais c’est ce qui nous rend passifs, qui favorise la capitulation face à ces forces opposées à la démocratie et au libéralisme.
Qui représente aujourd’hui la principale menace: Vladimir Poutine, Xi Jinping ou Donald Trump? Question difficile… Si on est à gauche, on dira que c’est Trump. Mais je suis optimiste sur la capacité des sociétés démocratiques – surtout avec la Constitution américaine – à freiner ce type d’individu. J’ai vécu trois procédures de destitution: Nixon, Clinton, Trump. Je constate que les institutions démocratiques sont très robustes. C’est étonnant d’observer que, lorsqu’un président des EtatsUnis prend le téléphone pour appeler celui d’un autre pays, il y a quelqu’un dans le système bureaucratique qui écoute la conversation. Et ce quelqu’un a le droit de dénoncer le président s’il pense qu’il a violé son rôle constitutionnel. C’est la force de la démocratie libérale. Il y a de quoi être optimiste sur la capacité de cette société à contrôler les éventuelles dérives de son président.
Dans la situation actuelle, où le plus grand pays du monde, la Chine, a réussi à concilier le capitalisme globalisé et le pouvoir autoritaire, tout le monde devrait s’interroger. C’est nouveau. Le pouvoir dominant de ce siècle est un système autoritaire. Mais je reviens à la première question: qui succédera à Xi Jinping? On peut penser que ce système est très efficace. Mais au bout du compte, quel est son avenir? Le régime chinois est le vainqueur d’une horrible guerre civile. Dans un système qui manque de mécanisme de succession, celle-ci se décide par un conflit interne. Ne l’oublions pas.
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