Et c’est ainsi que Joseph Pulitzer restera grand
En 1883, ayant racheté le «New York World», Joseph Pulitzer annonce son programme: «Dans cette ville magnifique et qui ne cesse de grandir, il y a place pour un journal à la fois bon marché et intelligent, intelligent et généraliste, généraliste mais aussi vraiment démocratique, voué à la cause du peuple plutôt qu'à la bourse des potentats, consacré aux nouvelles du nouveau monde plutôt que de l'ancien monde, un journal qui révélera au grand jour la fraude et le mensonge, qui combattra tous les méfaits et abus publics, qui se battra pour les gens avec une constante sincérité.»
Style mis à part, le programme Pulitzer s’énonce à l’identique aujourd’hui dans la plupart des salles de rédaction des médias de masse. L'ambition pulitzérienne n'a pas changé. Seules ont changé les conditions de sa mise en oeuvre. La publicité commerciale, qui a toujours subventionné les coûts de l'information, déserte les entreprises de médias pour les plateformes numériques. Le compagnonnage historique entre le demi-mensonge publicitaire et la quasi-vérité de l'information se termine par une rupture. C'est l'information qui en pâtit. Qui paiera désormais pour que soient connus «les abus et méfaits publics», que soient répandues «les nouvelles du nouveau monde plutôt que de l'ancien», que soit défendue «la cause du peuple plutôt que la bourse des potentats»? On appelle les secours.
En Suisse romande, ils arrivent sous la forme d’une «fondation en faveur de la presse» baptisée «Aventinus» et présidée par l’ancien président du Conseil d’Etat genevois François Longchamp. Elle réunit plusieurs fortunes de la région – les fondations Hans Wilsdorf, Leenaards et Jan Michalski pour commencer, ainsi que des mécènes individuels anonymes – pour «soutenir et stimuler l'existence de médias et de projets journalistiques de qualité». Elle a des moyens et le fait savoir. Sous la sobriété de son propos, deux choses fondamentales sont dites: 1. La qualité de l'information n'est pas à la portée de la seule bourse des lecteurs-citoyens. Si la publicité ne la subventionne plus, quelqu'un d'autre doit le faire à sa place. 2. La qualité de l'information est inséparable de la qualité de la société qui en dispose et s'en nourrit. Les grandes fortunes romandes de l'horlogerie, de la pharmacie et de la banque le reconnaissent et s'engagent à la maintenir. Si ce n'est pas une bonne nouvelle!
Aventinus est une première en Suisse mais pas en Europe. The Guardian vit et grandit en Angleterre sur les ressources d'une fondation, The Scott Trust Limited, dont la mission est de lui assurer l'indépendance financière et éditoriale «à perpétuité». Son site web gratuit est le troisième le plus fréquenté au monde. Il sollicite l'aide de ses lecteurs et recherche des partenariats avec des mécènes pour des projets d'enquête spécifiques. De même aux PaysBas, le journal historique Het Parool, né clandestinement sous l'occupation allemande en 1940 pour contrer les fake news du régime nazi, a placé le bénéfice de ses succès d'après-guerre dans une fondation éditrice, Stichting Het Parool. Rebaptisée Stichting Democratie en Media (SDM), celle-ci est maintenant actionnaire minoritaire avec un groupe flamand, De Persgroep, d'une entreprise de presse qui contrôle quatre des principaux quotidiens nationaux néerlandais redevenus profitables. Avec ses 35% du capital, elle garde un pouvoir de surveillance de l'indépendance des contenus tout en élargissant son soutien financier à d'autres projets ou opérations journalistiques utiles au débat démocratique. Ailleurs, la fondation Soros appuie des médias comme par exemple la Gazeta Wyborcza en Pologne tandis que celle de Bill et Melinda Gates assure des fonds à plus d'une vingtaine d'entreprises de presse dans le monde.
Editeurs et journalistes ont un métier mais ils n’ont plus d’argent. Ceux qui en ont peuvent maintenant le dépenser avec eux dans une mission commune de maintien ou d'amélioration des sociétés dans lesquelles ils vivent ensemble. Et c'est ainsi que Pulitzer restera grand.