Julien Mages, le théâtre, l’amour et moi
SCÈNES A l’Arsenic, à Lausanne, trois personnages échangent sur le théâtre romand en s’aimant distraitement. Réussi, grâce à une mise en scène subtile qui déjoue la charge parfois convenue des mots
Julien Mages n’est pas qu’un auteur sensible qui plonge volontiers dans les névroses familiales pour en extraire, sous la couche noire, des pépites d’espoir. Il est aussi un metteur en scène habile qui sait créer des ambiances scéniques allant de la joute oratoire à la rêverie atmosphérique. Et c’est même ce talent de réalisateur qui donne à la partition J’irai demain couvrir ton ombre une subtilité qu’elle n’a pas à la lecture. Dans ce spectacle, Julien Mages chasse deux lièvres à la fois, qui finissent par ne faire plus qu’une proie. D’un côté, un bilan du théâtre romand, de l’autre, un amour naissant, contrarié par un trauma. Deux thématiques taquinées avec brio par trois acteurs sur un air frêle au piano, avant d’aboutir à une résolution poétique qui rend hommage à la puissance du plateau. Etonnant et convaincant, d’autant que le texte seul en irritera plus d’un.
Quoi de plus difficile que d’écrire du théâtre qui parle du théâtre sans tomber dans l’édification pompeuse ou la critique amère? J’irai demain couvrir ton ombre n’échappe pas à ce piège, même si Julien Mages fait souvent preuve d’autodérision. Qu’il évoque un spectacle qui fabrique de l’émotion, une comédie sans ambition, une forme contemporaine «où les acteurs s’enfilent des trucs dans la chatte» en guise de provocation ou encore une production esthétisante sans estomac, l’auteur est, comme tout polémiste, parfois inspiré, souvent réducteur et de mauvaise foi.
Douceur et retenue
Là où l’auteur lausannois devient plus fin – même si le cliché de la fillette abusée n’est pas non plus complètement innovant –, c’est dans la dentelle des «je t’aime moi non plus» que tissent les deux jeunes premiers. Car oui, dans cette pièce, il y a une jeune fille, muse et naïve, qui n’a pas de métier et confesse souvent ne pas comprendre les propos intellos, un jeune comédien-cuisinier passionné et tête brûlée, et un professeur de philosophie plus âgé et désabusé qui ne cesse de critiquer les créations visionnées. Ce trio s’est donné pour mission d’aller voir des spectacles et d’en parler, d’où le débat, à chaque tomber de rideau, qui tourne souvent à l’avantage du plus dépité.
On le voit, le propos n’est pas révolutionnaire. Mais le grand talent de Julien Mages est de livrer cette matière avec une douceur et une retenue qui déjouent la charge parfois convenue des mots. Dans le rôle du philosophe, Juan Bilbeny est spécialement vertigineux de fragilité questionnante. Il oscille, on le suit. Pareil pour les deux amoureux. Catherine Demiguel, qui vient de sortir de la Manufacture, est redoutable de présence à la fois discrète et intense, tandis que le Lyonnais Raphaël Defour explose, mais sans facilité. Le trio tresse parfaitement ses propos.
Et le décor contribue encore au minimalisme envoûtant de la proposition. Un piano et un sofa se déploient devant une paroi sur roulettes qui, de temps à autre, accueille de la vidéo. Elle est peut-être là l’ironie – assumée – de cette proposition. Dans le final où des mots mélancoliques s’affichent sur les murs de l’Arsenic alors que les comédiens, tels des fantômes, disparaissent derrière le verbe, on rejoint une forme contemporaine d’abstraction que le trio du début aurait aisément pu envoyer à la crucifixion. ▅