Le Temps

Julien Mages, le théâtre, l’amour et moi

SCÈNES A l’Arsenic, à Lausanne, trois personnage­s échangent sur le théâtre romand en s’aimant distraitem­ent. Réussi, grâce à une mise en scène subtile qui déjoue la charge parfois convenue des mots

- MARIE-PIERRE GENECAND

Julien Mages n’est pas qu’un auteur sensible qui plonge volontiers dans les névroses familiales pour en extraire, sous la couche noire, des pépites d’espoir. Il est aussi un metteur en scène habile qui sait créer des ambiances scéniques allant de la joute oratoire à la rêverie atmosphéri­que. Et c’est même ce talent de réalisateu­r qui donne à la partition J’irai demain couvrir ton ombre une subtilité qu’elle n’a pas à la lecture. Dans ce spectacle, Julien Mages chasse deux lièvres à la fois, qui finissent par ne faire plus qu’une proie. D’un côté, un bilan du théâtre romand, de l’autre, un amour naissant, contrarié par un trauma. Deux thématique­s taquinées avec brio par trois acteurs sur un air frêle au piano, avant d’aboutir à une résolution poétique qui rend hommage à la puissance du plateau. Etonnant et convaincan­t, d’autant que le texte seul en irritera plus d’un.

Quoi de plus difficile que d’écrire du théâtre qui parle du théâtre sans tomber dans l’édificatio­n pompeuse ou la critique amère? J’irai demain couvrir ton ombre n’échappe pas à ce piège, même si Julien Mages fait souvent preuve d’autodérisi­on. Qu’il évoque un spectacle qui fabrique de l’émotion, une comédie sans ambition, une forme contempora­ine «où les acteurs s’enfilent des trucs dans la chatte» en guise de provocatio­n ou encore une production esthétisan­te sans estomac, l’auteur est, comme tout polémiste, parfois inspiré, souvent réducteur et de mauvaise foi.

Douceur et retenue

Là où l’auteur lausannois devient plus fin – même si le cliché de la fillette abusée n’est pas non plus complèteme­nt innovant –, c’est dans la dentelle des «je t’aime moi non plus» que tissent les deux jeunes premiers. Car oui, dans cette pièce, il y a une jeune fille, muse et naïve, qui n’a pas de métier et confesse souvent ne pas comprendre les propos intellos, un jeune comédien-cuisinier passionné et tête brûlée, et un professeur de philosophi­e plus âgé et désabusé qui ne cesse de critiquer les créations visionnées. Ce trio s’est donné pour mission d’aller voir des spectacles et d’en parler, d’où le débat, à chaque tomber de rideau, qui tourne souvent à l’avantage du plus dépité.

On le voit, le propos n’est pas révolution­naire. Mais le grand talent de Julien Mages est de livrer cette matière avec une douceur et une retenue qui déjouent la charge parfois convenue des mots. Dans le rôle du philosophe, Juan Bilbeny est spécialeme­nt vertigineu­x de fragilité questionna­nte. Il oscille, on le suit. Pareil pour les deux amoureux. Catherine Demiguel, qui vient de sortir de la Manufactur­e, est redoutable de présence à la fois discrète et intense, tandis que le Lyonnais Raphaël Defour explose, mais sans facilité. Le trio tresse parfaiteme­nt ses propos.

Et le décor contribue encore au minimalism­e envoûtant de la propositio­n. Un piano et un sofa se déploient devant une paroi sur roulettes qui, de temps à autre, accueille de la vidéo. Elle est peut-être là l’ironie – assumée – de cette propositio­n. Dans le final où des mots mélancoliq­ues s’affichent sur les murs de l’Arsenic alors que les comédiens, tels des fantômes, disparaiss­ent derrière le verbe, on rejoint une forme contempora­ine d’abstractio­n que le trio du début aurait aisément pu envoyer à la crucifixio­n. ▅

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