Le Mamco redécouvre l’oeuvre minimaliste de Rosemarie Castoro
Le Mamco de Genève redécouvre l’oeuvre foisonnante mais oubliée de l’artiste minimaliste new-yorkaise
Au Mamco, on raconte l’histoire de l’art de ces soixante dernières années avec les oeuvres de ses grandes signatures. Normal. Mais on aime aussi la parcourir à travers ses acteurs parfois éjectés sur le bas-côté. «La figure du vaincu a une richesse de fiction et beaucoup plus de potentiel que celle des vainqueurs sur laquelle tout, ou presque, a été dit», estime Lionel Bovier, directeur du Musée d’art moderne et contemporain. C’est le cas de Martin Barré, acteur majeur de cette peinture abstraite française qu’on tend trop souvent à ramener aux seuls Daniel Buren et Pierre Soulages et à qui le Mamco consacre la première rétrospective depuis 1993.
Et de la New-Yorkaise Rosemarie Castoro, que l’on redécouvre au premier étage du musée. L’artiste disparue en 2008 a pâti d’être à la fois femme et artiste à une époque, les années 1960, qui revendiquait pourtant l’égalité en toute chose. En quarante ans de carrière, elle laisse pourtant une centaine d’oeuvres, dont une trentaine de sculptures et d’installations que pratiquement personne n’a jamais vues.
Frénésie artistique
Tout avait pourtant bien commencé. Rosemarie Castoro appartient à cette nouvelle génération d’artistes new-yorkais qui veulent en découdre avec les excès de l’art qui les a précédés. A l’expressionnisme abstrait qui a créé la figure de l’artiste héroïque et au pop art trop coloré, trop bruyant, ils opposent une pratique artistique réduite à l’essentiel. Une sculpture géométrique, un tableau d’une seule couleur, une phrase qui décrit une action à exécuter suffisent à faire oeuvre. Rosemarie Castoro, qui a étudié au Pratt Institute de Brooklyn, habite SoHo. Elle a pour voisins Lawrence Weiner, Sol LeWitt et Carl Andre, les chantres de cet art minimum. Carl André, notamment, avec qui elle va un temps partager sa vie et dont les séries de plaques de cuivre assemblées sur le sol restent le geste radical le plus emblématique.
La jeune artiste participe activement à cette scène. Elle passe du minimalisme à l’art conceptuel, entrecroise des élans analytiques et relationnels, fait de la peinture, mais aussi de la poésie et de la performance. Une frénésie qui peut expliquer son éclipse. «Contrairement à Sol LeWitt, Carl André ou encore Donald Judd, qui vont beaucoup montrer leurs travaux hors des Etats-Unis, Rosemarie Castoro va rester à New York. Le manque de visibilité, associé au fait que son oeuvre évolue très rapidement d’un champ de l’art à un autre, va la marginaliser auprès des collectionneurs et du marché», explique Julien Fronsacq, conservateur au Mamco et commissaire de cette exposition.
Déménageuse d’espace
Il faut dire aussi que l’artiste navigue parfois contre le vent de son époque. Le corps, la subjectivité, la sexualité sont les thèmes honnis du minimalisme et de l’art conceptuel, qui prônent la froide confrontation entre un objet et celui qui l’observe. L’exposition montre bien avec quelle rapidité fulgurante elle renverse les diktats et suit l’évolution esthétique de son temps. En 1965, elle peint encore des rectangles de couleur sur un fond jaune. Deux ans plus tard, la peinture est toujours géométrique, mais elle envahit l’espace pour interroger non seulement l’architecture où elle est montrée, mais aussi le corps de l’artiste qui l’a exécutée et du spectateur qui la regarde.
Cet intérêt pour la présence physique, qu’elle a découvert pendant ses études, va devenir le théâtre d’expériences complexes et sensuelles. Le Mamco a reproduit Room Revelation, petite pièce de 20 m² plongée dans la plus profonde obscurité. Au centre de la chambre, une ampoule à filament éclaire lentement l’espace. Après avoir atteint son maximum d’intensité au bout de trois minutes trente, elle révèle les murs blancs de ce cube contre lesquels les visiteurs posent leurs ombres. Et surtout les roulettes fixées au plafond, aux quatre coins de la chambre. «Rosemarie Castoro, déménageuse d’espace», c’est d’ailleurs ainsi que l’artiste libellait la petite annonce qu’elle publiait dans le Village Voice, le magazine le plus branché de New York pendant les années 1970, pour faire la pub de son exposition.
Procession de faux cils
Et puis l’artiste change encore. «Je ne suis pas minimaliste, je suis maximust», se définit celle qui adhère à une pratique post-conceptuelle avec ses grandes peintures montées comme des paravents et installées dans un ordre extrêmement précis, histoire de coller avec les ombres peintes que chaque panneau porte sur son voisin. Elle peint des toiles à la brosse qu’elle découpe en suivant les contours de son coup de pinceau. Elle fabrique aussi de drôles de sculptures en forme d’échelles. Ce Land of Lads se confronte à Land of Lashes, procession de faux cils qui défilent comme des crabes, le premier évoquant le monde des garçons, le second celui des filles.
A une journaliste du magazine ARTnews qui lui demandait en 1971 pourquoi il n’y avait pas eu de grandes artistes femmes, Rosemarie Castoro répondait: «Je pense que les artistes transgressent toutes les frontières et ne devraient pas être séparés en fonction des créneaux universitaires confortables fournis par les conservateurs, et encore moins par la société. Homme, femme, Noir, Blanc, gros seins, gros pénis, Italien, juif. Chaque artiste est quelque chose. Je ne suis pas devenue artiste parce qu’il y avait un poste vacant.» Faire sa place est à ce prix.
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Rosemarie Castoro, Mamco, Genève, jusqu’au 2 février 2020.
«La figure du vaincu a une richesse de fiction et beaucoup plus de potentiel que celle des vainqueurs»
LIONEL BOVIER, DIRECTEUR DU MUSÉE D’ART MODERNE ET CONTEMPORAIN