Le magistral «J’accuse» d’un accusé
Jean Dujardin tient le rôle de l’officier qui parvint à prouver l’innocence du capitaine Dreyfus dans un thriller humaniste et palpitant. La sortie de ce film magistral est entachée par de nouvelles accusations de viol portées contre le réalisateur
Le nouveau film de Roman Polanski sort aujourd’hui. En s’attaquant à l’affaire Dreyfus, le réalisateur retrouve le niveau de ses plus grandes réussites
■ Roman Polanski filme la violence d’une injustice qui a marqué l’histoire de France. Le parallèle avec sa propre biographie n’est cependant pas loin
■ Le film sort alors qu’une photographe accuse le cinéaste de l’avoir agressée sexuellement en 1975. Il récuse les faits, comme il avait nié le viol d’une mineure en 1977
■ Les déclarations ambiguës du cinéaste, qui s’est présenté comme un persécuté, font courir le risque que ce film soit éclipsé par la polémique
Le 5 janvier 1895, dans la vaste cour d’honneur de l’Ecole militaire de Paris, les régiments sont au garde-à-vous, le tambour gronde, le peuple pousse des cris de haine. Un innocent va être châtié. Accusé de haute trahison, le capitaine d’artillerie Alfred Dreyfus (Louis Garrel) tremble de tous ses membres. Tandis qu’on arrache ses décorations, ses galons, ses boutons, qu’on brise son sabre, l’officier dégradé ne cesse de clamer son innocence. A l’écart, l’état-major se gausse.
Grandiose et terrible, la scène d’ouverture témoigne de la violence d’une injustice dont les ondes de choc n’ont pas fini de se résorber. Elle démontre un génie de la mise en scène qui avait déserté les productions récentes de Roman Polanski, en particulier le désastreux D’après une histoire vraie (2017). Avec J’accuse, le cinéaste revient au niveau de ses plus grandes réussites, Rosemary’s Baby, Chinatown ou The Ghost Writer.
Bouleversé quand il était jeune par la dégradation de Dreyfus dans La Vie d’Emile Zola, de William Dieterle, Polanski s’est dit qu’il ferait peut-être un jour un film sur cette «terrible histoire». Il a relancé ce vieux projet il y a sept ans. Ses associés lui ont tous recommandé de tourner en anglais. Refusant cette concession au marché international qui trahirait la vérité historique, il a dû attendre que le producteur Alain Goldman lui suggère de tourner en français cette «histoire tellement française».
Implacable isolement
Pour Roman Polanski et le scénariste Robert Harris, son complice de The Ghost Writer, il semblait évident de raconter les événements du point de vue de Dreyfus. Mais condamné au bagne, déporté sur l’île du Diable, le capitaine quitte la scène pour de nombreuses années. Le film ne le montre qu’occasionnellement, herborisant sous la garde de deux soldats, mis aux fers pour la nuit. Puis quelques zooms arrière disent tout l’implacable isolement de cet îlot délétère planté au large de la Guyane.
Comme c’est à Paris que la contre-enquête s’organise, J’accuse se concentre sur l’officier qui démontra l’innocence d’Alfred Dreyfus. Promu chef des services secrets, le colonel Picquart (Jean Dujardin) tombe sur un spécimen d’écriture manuscrite semblable à celle du bordereau qui, après analyse graphologique, avait accusé Dreyfus. Il relance l’enquête. Longue, tortueuse, dangereuse, explosive, elle démontre la culpabilité du commandant Marie Charles Ferdinand Walsin Esterhazy, déchaîne les passions et des flambées d’antisémitisme, mène le pays au bord de la guerre civile.
Elle aboutit en 1906 à la réhabilitation du capitaine.
Armée intouchable
Premier et seul acteur français à avoir jamais reçu d’Oscar, Jean Dujardin a eu du mal à faire fructifier ce gage de reconnaissance internationale. Entre films dramatiques sans intérêt (La French, Un + une), comédies pas trop pétillantes (Le Retour du héros, Un Homme à la hauteur), l’Artiste a peiné à trouver un second souffle. L’horizon s’est éclairci avec I Feel
Good de Kervern et Delépine, puis Le Daim, de Quentin Dupieux. Avec J’accuse, le comédien trouve un rôle à la hauteur de son immense talent. Port altier, tête haute, regard franc et inquiet, Dujardin révèle son génie dramatique, en laissant transparaître parfois le joyeux drille – notamment dans sa relation extra-maritale avec Pauline Monnier (Emmanuelle Seigner).
Marie-Georges Picquart est un personnage complexe. Il n’aime pas particulièrement les juifs. Lors de la dégradation de Dreyfus, il lance un trait d’esprit comparant l’officier déchu à «un tailleur juif pleurant son or perdu». Il n’a aucune amitié pour Dreyfus, lequel n’est d’ailleurs pas particulièrement aimable. Mais il a un sens supérieur de l’honneur. L’injustice lui est intolérable. Mettant sa carrière, voire sa vie en jeu, il affronte preuves à l’appui sa hiérarchie, des officiers supérieurs imbus de leurs privilèges, dont la morgue se confond avec l’antisémitisme. Il se heurte à un mur. Echoue en prison. L’armée est intouchable, elle est «au-dessus de la Vérité et de la Justice», selon Polanski. Il faut que Zola prenne la plume, publiant dans L’Aurore son fameux pamphlet, J’accuse, pour que l’opinion publique bascule.
Police scientifique
La reconstitution historique est à la fois précise et inspirée. A l’heure des drones et des algorithmes, il est amusant d’assister à l’exercice du contre-espionnage au début du XXe siècle. Picquart échoue dans une bâtisse délabrée qui sent l’égout. Un vague gardien regarde ceux qui entrent, des flics en civil tapent le carton. Le boulot consiste à récupérer des brouillons de lettres dans les corbeilles à papier des ambassades. La police scientifique débute toutefois: on planque avec des appareils photos, on recourt à l’automobile pour se déplacer. Quant à Alphonse Bertillon (Mathieu Amalric), célèbre créateur de l’anthropométrie judiciaire, il s’obstine dans l’erreur par suffisance.
Magistralement mis en scène, dans ce mélange de fluidité et de nervosité qui est la marque de Polanski, le film réussit à tenir en haleine avec un événement dont on connaît l’issue depuis plus d’un siècle. Thriller pédagogique rigoureusement fidèle à la réalité historique, ode au courage civique ne négligeant jamais la dimension humaine, J’accuse est un grand spectacle convoquant la crème des comédiens français: Grégory Gadebois et Michel Vuillermoz en officiers, Denis Podalydès, Vincent Perez et Melvil Poupaud en avocats, Damien Bonnard en inspecteur de police, André Marcon en Zola… Et une oeuvre importante au moment où l’antisémitisme reprend du poil de la bête, en France et ailleurs.
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VVVV J’accuse, de Roman Polanski (France, 2019), avec Jean Dujardin, Louis Garrel, Emmanuelle Seigner, Grégory Gadebois, Mathieu Amalric, Damien Bonnard, Melvil Poupaud, Vincent Perez, Denis Podalydès, 2h12.
Le film réussit à tenir en haleine avec un événement dont on connaît l’issue depuis plus d’un siècle