Le Temps

«Ce qu’a fait Donald Trump est pire que ce qui a été reproché à Richard Nixon»

- PROPOS RECUEILLIS PAR VDG

Chris Edelson est professeur de sciences politiques à l’American University de Washington DC. Il commente la procédure d’impeachmen­t qui vise Donald Trump alors que les premières auditions publiques démarrent ce mercredi

En 1973, l’audition publique de John Dean, conseiller juridique de Richard Nixon, dans le cadre du scandale du Watergate, a constitué un tournant. Doit-on cette fois-ci également s’attendre à des révélation­s ou moments forts? Je pense qu’il est difficile de comparer la situation actuelle à 1973, notamment parce que les partis politiques américains sont si différents. Je décrirais le Parti républicai­n d’aujourd’hui comme un parti autoritair­e, un parti qui n’est pas attaché à la démocratie libérale, et qui construit un culte autour de Trump. Le chef ne peut être contesté au sein du parti. C’est différent de 1973. De plus, l’environnem­ent médiatique a changé – Nixon n’avait pas Fox News, Rush Limbaugh, Laura Ingraham, Breitbart, les médias sociaux. Ce qu’a fait Donald Trump est pire que ce qui était reproché à Richard Nixon, mais en raison du profil actuel du parti républicai­n et de la caisse de résonance que lui offrent des médias de droite, plus proches d’ailleurs

CHRIS EDELSON

PROFESSEUR DE SCIENCES POLITIQUES

«Donald Trump est un président qui ne croit pas à la démocratie libérale, à l’Etat de droit, aux élections libres et équitables»

de médias d’Etat que d’entités journalist­iques engagées pour la liberté de la presse, je ne m’attends pas à des moments forts ou à un tournant. Les républicai­ns du Congrès vont soutenir Trump jusqu’au bout. Il n’y a à ce stade aucune preuve qu’ils pourraient changer d’avis. Nixon et Trump cherchaien­t tous deux à influencer le résultat d’une élection, Nixon avec des plombiers et des dirty tricks [«sales coups»] visant à assommer ou à discrédite­r ses adversaire­s, le plus infâme étant le cambriolag­e du Comité national démocratiq­ue au Watergate. Mais Trump cherche surtout de l’aide de puissances étrangères. A mon avis, c’est plus grave.

Les auditions publiques risquent malgré tout de faire parler d’elles. Les Américains sont friands de ce genre de politique spectacle. Pourquoi? C’est bien sûr difficile à généralise­r, mais votre question me fait penser au livre de Neil Postman Amusing Ourselves to Death. Postman soutenait (le livre a été écrit au milieu des années 1980) que la télévision transforma­it tout, y compris la politique, en divertisse­ment, et que c’était quelque chose de dangereux. A son avis, cela affaibliss­ait la possibilit­é de mener des débats sérieux et réduisait la politique à des bruits ou des publicités. Les médias sociaux et internet de manière plus générale ont, à mon avis, continué à prouver son point de vue. Cependant, dans une culture où la politique tend à devenir du divertisse­ment, le public, en l’occurrence américain, peut aussi se lasser du spectacle. Après plusieurs années, c’est probableme­nt ce qui est en train de se passer avec Donald Trump. Il y a des preuves – les sondages, les élections de mi-mandat en 2018, ou encore celles de la semaine dernière en Virginie, Pennsylvan­ie et Kentucky – que les gens en ont assez de Trump.

A ce stade, une destitutio­n du président paraît improbable, car il faudrait que 20 sénateurs lui tournent le dos. Que peuvent donc apporter ces auditions? Les jeux ne sont-ils pas déjà faits? Il est en effet difficile d’imaginer plus d’une poignée de sénateurs républicai­ns voter en faveur de sa destitutio­n. Cependant, je pense qu’une telle procédure est nécessaire. Les démocrates n’ont pas le choix. Il y a des preuves que Trump a tenté d’extorquer l’Ukraine pour l’aider dans sa campagne de réélection. C’est un délit, qu’il soit de nature pénale ou non, qui touche au coeur de la démocratie libérale. Trump porte un coup à la notion d’élections libres et équitables, et ce n’est pas la première fois: souvenez-vous de 2016, ou encore, en plus de l’affaire ukrainienn­e, de son appel public à la Chine cette année [Donald Trump avait aussi appelé Pékin à ouvrir une enquête sur les activités de Hunter Biden le 3 octobre dernier]. Si Trump reste en fonction, le danger est qu’il estime qu’il est libre de continuer à agir ainsi, en toute impunité. Il est donc nécessaire d’«impeacher» ce genre de président. C’est un président qui ne croit pas à la démocratie libérale, à l’Etat de droit, aux élections libres et équitables. Même si une destitutio­n paraît peu plausible, cela ne peut pas être ignoré.

Même si la procédure risque de mourir au Sénat, les démocrates ont-ils quand même un moyen d’en tirer profit? Je ne vois pas les choses d’un point de vue partisan. Je le répète: il s’agit d’une question qui touche au coeur de notre démocratie. La question, pour moi, est de savoir si notre système peut survivre à cela. A mon avis, notre système constituti­onnel a déjà échoué. Dans un système qui fonctionne, les républicai­ns auraient déjà rejoint les démocrates pour exiger la destitutio­n de Donald Trump. Tous les espoirs ne sont pas perdus pour la démocratie américaine; il y a encore des élections en 2020, après tout. Mais le fait est que Trump nous a montré qu’il est déterminé à obtenir tous les avantages, qu’ils soient justes, légaux ou autres. C’est un moment très dangereux, une crise existentie­lle pour la démocratie constituti­onnelle américaine.

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