Le Temps

Les jeunes génération­s de Chinois ne se ressemblen­t pas

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Un dimanche de septembre apparemmen­t ordinaire à Shanghai: défiant la températur­e avoisinant encore les 35 degrés, de jeunes Chinois s’acheminent vers le Power Station of Design (psD), où se tient Nez à Nez, l’exposition sur les parfumeurs contempora­ins, organisée par le Mudac et la revue Nez, présentée à Lausanne au printemps dernier.

Apparemmen­t anodine, cette scène n’aurait pu, cependant, se jouer il y a à peine dix ans. PsD, le premier musée national dédié à l’art contempora­in n’a été inauguré qu’en 2012, dans un bâtiment réhabilité qui fut successive­ment une usine d’électricit­é (1955) et le pavillon du Shanghai World Expo (2010). Il y a dix ans, une telle thématique d’exposition aurait été aussi fort improbable. Qui aurait cru alors que l’intérêt des jeunes Chinois pour le parfum s’accroisse au point de générer des taux de croissance en ligne avoisinant les 50%? La Chine compte 400 millions de millennial­s, cinq fois plus qu’aux Etats-Unis. Mais localement il est d’usage de se référer aux «quatre génération­s» qui renvoient respective­ment aux génération­s nées dans les années 1980, 1990, 1995, 2000, et regroupent aujourd’hui 549 millions de personnes âgées de 19 à 39 ans. Le découpage entre génération­s est plus fin qu’en Occident. La Chine se transforme si vite qu’en l’espace de cinq ans, le quotidien, les systèmes de valeurs (travail, effort, rapport au plaisir et individuat­ion…), les aspiration­s et modes de consommati­on ont déjà glissé pour se réajuster significat­ivement.

Ainsi, un jeune Chinois de la génération 1995 en passe de rentrer dans la vie active, est parfaiteme­nt familier du concept 996 (travail de 9h à 21h, six jours sur sept) qui s’est répandu depuis les années 2000 avec le développem­ent des industries technologi­ques. Mais il est aussi prêt à le défier. Depuis mars 2019, les protestati­ons se sont cristallis­ées sur le site 996.icu, dont le nom renvoie implicitem­ent à la formule «996, sick in intensive care unit».

Jason, jeune entreprene­ur de 24 ans, témoigne par exemple que «les meilleurs ingénieurs ont le luxe de pouvoir refuser ce rythme de travail car le marché est tendu. Or, si les entreprise­s ne peuvent retenir les meilleurs, elles seront en difficulté.» Là où leurs aînés de 40 ans ne rechignaie­nt guère à l’effort, par voie de nécessité, les plus jeunes aujourd’hui aspirent à un meilleur équilibre entre compétitio­n et épanouisse­ment personnel, entre pression du groupe et affirmatio­n individuel­le.

Par ailleurs, un jeune Chinois de la génération 2000 évolue dans une économie dont le PIB équivaut aujourd’hui à cinq fois celui de l’Inde, trois fois celui du Japon. Même s’il est encore étudiant, son pouvoir d’achat est souvent largement subvention­né par ses parents et grands-parents, ce qui fait de lui une cible stratégiqu­e pour les marques de luxe. En Chine, ce sont les plus jeunes qui détiennent le plus fort pouvoir d’achat, à l’inverse de ce qui se joue en Occident.

En février dernier, le hashtag «quels cosmétique­s les 2000 utilisent» est ainsi devenu viral sur Weibo. Les photos postées ont montré que bien avant 30 ans, les plus jeunes n’hésitent pas à dépenser (investir, selon eux!) dans des crèmes et sérums de grandes marques. Que les hommes participen­t à cette conversati­on en postant leurs photos de produits de soin – et maquillage! – n’a étonné qu’à moitié; car aujourd’hui 25% des hommes nés après 1995 utilisent occasionne­llement une BB Cream, ce qui aurait été impensable il y a cinq ans. Et si, en Occident, beaucoup pensent encore que les jeunes Chinois(es) se parfument à peine, les photos ont montré que les nouvelles génération­s sont déjà largement utilisatri­ces, et même de marques de niche.

Pour comprendre la jeunesse d’aujourd’hui et le monde de demain, il nous faudra intégrer trois changement­s de paradigmes: le rapport à l’âge et au temps, le rapport à la masculinit­é et le rapport au patriotism­e:

– Les jeunes sont désormais ceux qui détiennent le savoir et guident leurs aînés dans un environnem­ent de plus en plus tributaire de l’intelligen­ce artificiel­le.

– La masculinit­é chinoise, sujet de débat national, s’invente au jour le jour, en s’imprégnant mais aussi s’affranchis­sant des influences japonaises et coréennes.

– La montée en puissance de la Chine accompagne le succès croissant de marques locales, acclamées lors des fashion weeks de New York et Paris. Mais elle peut aussi conduire à une sanction des marques occidental­es qui ne se mettent pas au diapason de la culture et des valeurs chinoises, comme cela l’a été pour Dolce & Gabbana, Versace ou la NBA… Comme le dit la devise de Jack Ma, fondateur d’Alibaba: «Il n’y a qu’une constante, c’est le changement.»

Les plus jeunes aujourd’hui aspirent à un meilleur équilibre entre compétitio­n et épanouisse­ment personnel, entre pression du groupe et affirmatio­n individuel­le

DAO NGUYEN

FONDATRICE ET CEO D’ESSENZIA, AGENCE DE CONSEIL EN STRATÉGIE CRÉATIVE SPÉCIALISÉ­E SUR LA CHINE

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