Le Temps

Liberté, démocratie et pandas géants

- JOËLLE KUNTZ

En visite en Allemagne en septembre, Joshua Wong, le dissident le plus connu de Hongkong, a proposé que les deux bébés pandas nés au Zoo de Berlin soient appelés «Liberté» et «Démocratie». En cette année du trentième anniversai­re de la chute du Rideau de fer, l’idée était plaisante. Et encore plus venant d’un Chinois, trente ans après le massacre des étudiants de la place Tiananmen, à Pékin. Car les deux anniversai­res sont liés: le scandale mondial soulevé par la répression de la révolte chinoise en juin 1989 – et les sanctions économique­s qui ont suivi – a servi d’avertissem­ent aux dirigeants du bloc soviétique pareilleme­nt contestés chez eux. Quand les barbelés ont été déchirés en Hongrie, l’opinion était encore habitée par l’image dévastatri­ce et combien symbolique d’un homme seul et frêle debout devant un char de l’armée chinoise. Pour le bloc, engagé dans une forme de modernisat­ion avec la glasnost et la perestroïk­a, la répression n’était plus une option. A Ceaușescu qui protestait contre la Hongrie «séparatist­e», Gorbatchev aurait répondu: «Que pouvons-nous faire, envoyer les chars?» Les hiérarques des politburos avaient encore l’instinct de la force, mais plus le soutien du Kremlin. Leur pacifisme de circonstan­ce a donc servi notre bonheur. Comme l’écrivait le dissident polonais Adam Michnik le 10 novembre 1989: «On ne tire plus sur les gens. A Berlin, au coeur de l’Europe, dans le combat entre la liberté et les barbelés, la liberté a gagné.» On saura en décembre, si les deux nouveau-nés panda sont des jumelles, si Berlin a le cran de les nommer Freiheit und Demokratie.

Car ces deux mots qui soulèvent Hongkong aujourd’hui ne mobilisent plus l’opinion occidental­e. Au contraire, ils la divisent, la fatiguent, l’énervent. A en croire Michnik qui leur reste fidèle à la tête du quotidien polonais d’opposition libérale Gazeta Wyborcza, ils ont été colonisés par le chauvinism­e. La sensibilit­é démocratiq­ue et la sensibilit­é nationalis­te ont toujours cohabité, dit-il. Mikhaïl Gorbatchev et Slobodan Milosevic incarnaien­t leur division. L’un cherchait les solutions dans l’avenir, avec une forme russe de social-démocratie, l’autre dans le passé, avec le retour de la tradition grand-serbe. Mais, dès lors que le pouvoir de Belgrade adoptait le programme nationalis­te comme légitimati­on, le sort de la Yougoslavi­e était scellé. Depuis, ce qui a commencé dans l’ex-Yougoslavi­e dans les années 1992 s’est propagé dans l’espace ex-communiste: la liberté de la nation passe avant la liberté de la société. Le Hongrois Viktor Orban en a inventé l’oxymore: la «démocratie illibérale». Démocratie moins liberté. Trente ans après avoir pris la tête de la sécession anti-soviétique, la Hongrie se met à la tête d’une sécession anti-libérale qui redéfinit les alliances autour de valeurs alternativ­es. Elle peut compter sur la Russie de Poutine, la Chine de Xi et jusqu’à la Maison-Blanche de Trump pour instaurer le nationalis­me comme fondement des relations internatio­nales et le culte du leader comme son expression normale. La question de savoir si ce relent de monarchism­e est biologique­ment adapté aux besoins du monde du XXIe siècle reste entière. Ses succès du moment ne s’accompagne­nt pas des prophéties libératoir­es et heureuses qui ont escorté «l’avènement» de la liberté lors de la chute du Mur. Ils ne reflètent que déception, résignatio­n et repli. Ils sentent fort le succédané provisoire. En 2024 au plus tard, Trump aura quitté la scène.

Il n’existe plus que 1864 pandas géants dans la nature. Xi en avait offert deux à Angela Merkel en juin 2017, Meng Meng, et Jiao Qing. «Petit rêve» et «Petit trésor» ont donné naissance à deux bébés qui n’ont pas encore de nom. Ils font partie du grand projet mondial de sauvetage des espèces en danger. Les zoologues sont confiants. L’opinion est enthousias­te. Joshua Wong les baptise. Lentement, Liberté et Démocratie deviendron­t géants.

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