L’erreur étant humaine, comment éviter le pire?
Qui se souvient encore de BOAC, Panam, TWA, Eastern ou Western? Avec Swissair, ces compagnies aériennes transformaient un vol ordinaire en une expérience extraordinaire. A peine assis, on vous tendait un jus d’orange pressée, on vous proposait un choix complet de journaux, on vous donnait de quoi vous rafraîchir le visage et les mains, et on vous présentait un panier généreusement rempli de tablettes de chocolat aux armes du transporteur.
C’était mieux avant? Oui, mais voilà, on fumait dans les avions et la sécurité n’était pas au top. Le 27 mars 1977, deux jumbo jets se percutaient sur la piste de Ténériffe envahie par le brouillard. Avec près de 600 morts, c’était la catastrophe aérienne la plus meurtrière de l’histoire de l’aviation civile. A l’origine de ce désastre, un malentendu entre un des pilotes et le contrôleur aérien. Evidemment, lorsque des erreurs graves sont commises, l’idée de sanction et de réparation vient immédiatement à l’esprit, avant même que les causes de l’accident ne soient connues. L’aviation civile a fait exactement l’inverse. L’enquête sur l’accident de Ténériffe a montré que ce genre de malentendu était déjà intervenu par le passé et que personne n’avait osé en parler, par peur de sanctions ou de poursuites judiciaires.
En 1976, la haute autorité fédérale américaine de l’aviation crée l’ASRS (Aviation Safety Reporting System), un processus de collecte d’informations sur les erreurs humaines et de communication des enseignements tirés de ces mêmes erreurs. L’immunité est assurée par divers mécanismes de verrouillage et l’information non essentielle peut parfois même être modifiée par l’ASRS pour garantir l’anonymat des personnes ayant commis des erreurs.
Le résultat est là: l’aviation civile, aujourd’hui si critiquée pour son bilan carbone, présente un niveau de sécurité que la plupart des organisations civiles et militaires, privées et publiques lui envient. Voyager en avion présente un facteur de risque nettement plus réduit qu’avec tout autre moyen de transport. Comme l’explique Christian Morel, sociologue de terrain, il s’agit de «remplacer le bouc émissaire par l’information émissaire»: laisser de côté le processus de punition pour faire toute la lumière sur ce qui s’est vraiment passé et éviter que cela ne se reproduise. Dans le cadre d’un processus dit de Just Culture, les auteurs d’erreurs ont pour habitude d’expliquer spontanément leurs propres dysfonctionnements afin qu’ils ne surviennent plus, ni pour eux ni pour leurs collègues.
Voyager en avion présente un facteur de risque nettement plus réduit qu’avec tout autre moyen de transport
Un exemple: il peut paraître étonnant que les probabilités d’accident soient plus élevées lorsque le commandant de bord, pourtant plus expérimenté que le copilote, est aux commandes. Cela s’explique par la difficulté éprouvée par le copilote d’informer le commandant d’une éventuelle erreur qu’il aurait commise et de la corriger sur-le-champ, alors que la situation inverse ne présente aucune difficulté. Heureusement, cet état de fait a été identifié, analysé et la collégialité dans le cockpit est devenue une règle d’or.
A l’opposé d’une culture juste et équitable de la sécurité, le caractère disciplinaire et dissuasif de la pénalisation judiciaire peut comporter des effets allant à l’encontre de l’intérêt public. L’application systématique de procédures judiciaires risque de freiner la transmission d’une information essentielle pour éviter qu’une situation à risques ne se reproduise. Elle peut également tronquer la connaissance des faits d’éléments décisifs qui seront passés sous silence. Elle va également réduire considérablement la signalisation d’incidents qui auraient pu avoir des conséquences néfastes. Elle peut avoir pour effet de favoriser la répétition des faits jugés qui ne seront plus signalés et, paradoxalement, d’augmenter la probabilité que l’accident jusqu’ici évité ne survienne.
Non seulement une culture juste et équitable de la sécurité doit être encouragée dans le cadre de l’aviation civile, mais elle devrait aussi servir d’exemple pour l’ensemble des activités professionnelles. La manière de dialoguer, la reconnaissance des efforts réalisés par les collaborateurs, le retour d’expérience complet et transparent sur les situations à risques, ainsi que la compréhension objective des mécanismes conduisant aux accidents sont les piliers incontournables permettant de faire progresser la fiabilité des activités humaines.
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