Juger les djihadistes, l’intenable déni français
Un mot résume l’attitude de nombreux observateurs hexagonaux – et d’une grande partie de l’opinion – sur l’avenir des djihadistes détenteurs d’un passeport français, aujourd’hui toujours en lutte dans les confins désertiques irako-syriens, ou détenus dans les camps kurdes ou les prisons irakiennes: le déni.
Difficile d’échapper, en ce quatrième anniversaire des attentats du 13 novembre 2015, aux affirmations à l’emporte-pièce sur la nécessité d’empêcher à tout prix leur retour sur le sol de la République, voire sur l’évocation de solutions expéditives pour «en finir» avec ces citoyens de confession musulmane ayant choisi de retourner leurs armes contre la France. L’essentiel, pour les tenants de cette thèse, est de ne plus jamais entendre parler des quelque 200 ex-djihadistes détenus dans les camps sous contrôle kurde, dont une soixantaine gardés hier par les Kurdes syriens et désormais aux mains des milices pro-turques. C’est de ces derniers camps que proviennent les onze Français que le président turc, Recep Erdogan, a promis, mardi, de renvoyer vers Paris…
De telles affirmations ne tiennent pourtant pas debout. Ni sur le plan politique. Ni sur le plan judiciaire. Et encore moins sur le plan de la raison d’Etat. Qui peut croire un instant, en effet, que dans ce théâtre permanent de convulsions qu’est le MoyenOrient, et la région spécifique du Kurdistan, ces camps existeront à long terme, alors que des milliers d’enfants et d’adolescents y résident également, enfermés avec leurs parents? Qui peut nier le fait – politiquement exploité jusqu’à la lie par Erdogan – que nombre de ces ex-combattants ont une nationalité européenne, obligeant leurs gouvernements à s’intéresser à leur sort?
Qui peut, enfin, penser que quelques centaines d’ex-djihadistes, aussi résolus soientils, sont une menace existentielle pour leurs pays, dotés de forces de police et de forces militaires parmi les plus modernes du monde? Tout cela ne tient pas. Espérer qu’ils ne reviendront jamais est un mirage doublé d’un mensonge. La vérité est que l’appareil judiciaire et pénitentiaire français, tout comme celui des autres pays européens concernés, doit être prêt à les juger et à les incarcérer. Sans rien nier des risques et des dangers de cette obligation.
Cette question se pose aussi au regard de l’attitude passée des gouvernements européens vis-à-vis des Etats-Unis d’Amérique et du camp de Guantanamo. Ayons le courage de nous souvenir: combien de fois les dirigeants français, alliés aux Américains en Afghanistan après le 11 septembre 2001 mais opposés à l’intervention militaire de 2003 en Irak, ont-ils exhorté Washington à tourner la page de Guantanamo, cette prison extraterritoriale pour chefs djihadistes sur l’île de Cuba? Combien de félicitations exprimées par les diplomates du Vieux-Continent à chaque fois que les rapporteurs de l’ONU dénonçaient, dans leurs textes aussitôt jetés à la poubelle par la Maison-Blanche, le vide juridique inacceptable créé par la déportation à Guantanamo, où 40 détenus non américains sont toujours incarcérés, hors de portée du Département de la justice? Quelle est aujourd’hui la crédibilité d’une Europe qui veut, avant toute chose, oublier ces djihadistes éduqués dans ses écoles et partis de ses quartiers pour semer la terreur?
Poser ces questions n’est en rien une atteinte à la mémoire des 138 personnes décédées à l’issue des attentats du 13 novembre 2015, des 413 blessés et de leurs parents toujours éprouvés au quotidien par la douleur de leur perte. Au contraire. Alors que l’on se rapproche du procès, devant une cour d’assises spéciale à Paris, du 4 mai au 10 juillet 2020, de 14 présumés complices des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly (les assassins tués le 9 janvier par la police) dans l’organisation des massacres de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, écrire que la France doit se préparer à juger «ses» djihadistes revient à reconnaître les faits. D’autant que les tribunaux, au compte-goutte, ont déjà commencé ce travail au fur et à mesure des retours, souvent de femmes et d’enfants. Se défausser sur la soldatesque kurde, les magistrats irakiens ou le régime assassin de la Syrie est une forme d’insulte à République. Cela sera coûteux. Cela sera compliqué, surtout lorsque leurs crimes ont été commis à l’étranger. Mais la France peut et doit se préparer à juger ceux qui l’ont trahie, et parfois attaquée, après avoir grandi sur son sol.
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Quelle est aujourd’hui la crédibilité d’une Europe qui veut, avant toute chose, oublier ces djihadistes éduqués dans ses écoles et partis de ses quartiers pour semer la terreur?