Le Temps

Et si on désignait les élus par tirage au sort?

- MAXIME MELLINA DOCTORANT EN SCIENCES POLITIQUES À L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Le tirage au sort est aujourd’hui de plus en plus proposé comme une solution alternativ­e pour sélectionn­er les élus. En 2015, l’associatio­n Génération Nomination (GeNomi) critiquait la compositio­n du Parlement fédéral et proposait de tirer au sort ses membres parmi toute la population suisse. Le multimilli­onnaire Adrian Gasser a déposé une initiative populaire fédérale pour tirer au sort les juges fédéraux. Plus récemment, le collectif de la grève du climat a annoncé qu’il va tirer au sort son candidat ou sa candidate pour la course au Conseil d’Etat vaudois. Mais quelle est donc cette idée bizarre?

En fait, le tirage au sort n’est pas du tout une propositio­n farfelue. Dès le XVIIe siècle, il est utilisé dans les communes et les cantons suisses pour limiter les manipulati­ons lors des élections. Au début du XIXe siècle, on y a même recours pour l’élection du Directoire (le Conseil fédéral de l’époque) durant laquelle le tirage au sort sélectionn­ait pour chaque élection la Chambre qui établissai­t une liste de candidats, alors que le second Conseil procédait à l’élection parmi cette liste. Dans le cadre de recherches menées à l’Université de Lausanne, nous avons exhumé ces multiples exemples dans un petit livre qui paraîtra dans la collection Savoir suisse en début d’année prochaine. Chaque jour, nous découvrons encore de nouveaux usages et la longue histoire de l’utilisatio­n du tirage au sort le rend en fait très crédible.

Cette histoire montre aussi que le tirage au sort ne porte pas en soi un idéal démocratiq­ue, mais qu’il faut penser cette procédure (tout comme l’élection d’ailleurs) dans l’ensemble dans lequel elle est intégrée. Certes, le sort peut avoir des effets inclusifs en sélectionn­ant des individus indépendam­ment du niveau d’éducation, du sexe, de la fortune, etc. Mais il faut encore tirer au sort parmi une large part de la population. Il permet aussi de supprimer les campagnes électorale­s ainsi que la nécessité de choisir un parti politique et rend vains l’ambition personnell­e ou les arrangemen­ts, critiqués aujourd’hui par le fameux «tous pourris» porté par une frange croissante de la population.

Pourtant, cette idée de neutralise­r les procédures d’élection porte aussi en elle un danger: celui de dépolitise­r nos démocratie­s. Elle fait croire qu’en se débarrassa­nt de l’élite et de la compétitio­n politique, on arrivera forcément à une meilleure décision pour l’ensemble de la population. Certains militants écologiste­s avancent par exemple l’idée qu’en déclarant l’urgence climatique, l’ensemble de la population va forcément prendre la mesure des bonnes décisions à prendre. C’est oublier que la politique est avant tout une lutte entre des intérêts divergents et que de nombreuses avancées sociales ont été obtenues par le conflit. A vouloir trop pacifier, on fait aussi taire des revendicat­ions alternativ­es, et ceci n’est pas conciliabl­e avec un projet démocratiq­ue.

En plus, croire que n’importe qui a la capacité d’être élu ou se sent légitime à se porter volontaire à un tirage au sort nous amène à oublier qu’il existe des mécanismes inégalitai­res qui intervienn­ent avant même l’élection et qui auto-excluent toute une partie de la population. C’est le cas dans la plupart des exemples historique­s, où les femmes et les plus pauvres sont toujours écartés avant même le tirage. En renforçant l’éducation civique, les mouvements citoyens ou associatif­s et une presse politisée, on dynamise alors bien plus la participat­ion démocratiq­ue qu’en défendant corps et âme le tirage au sort pour lui-même.

Il faut néanmoins dire que la plupart des groupes qui défendent aujourd’hui une utilisatio­n plus importante du tirage au sort portent dans leurs revendicat­ions la volonté de radicalise­r la démocratie. Par l’envie de tirer au sort, ils récusent le motif central qui domine la sphère politique selon lequel seule l’élection est un moyen démocratiq­ue de distribuer le pouvoir et que seuls les élus sont capables de trouver des solutions à des problèmes sociétaux complexes. Le tirage au sort devient alors subversif en permettant d’amener une remise en question nécessaire des imaginaire­s qui dominent la politique.

La plupart des groupes qui défendent une utilisatio­n plus importante du tirage au sort portent dans leurs revendicat­ions la volonté de radicalise­r la démocratie

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