Le Temps

L’enfant de la guerre qui photograph­ie des mots porteurs d’espoir

«L’image et la parole sont deux armes puissantes qui ont traversé des siècles, il faut les utiliser pour promouvoir la paix, construire au lieu de détruire» Enfant de la guerre, le Croato-Suisse photograph­ie des gens de la rue et leur demande d’écrire un

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Une histoire à rire et à pleurer. Elle se passe en 1991 à Neuchâtel dans un centre de requérants d'asile. La famille Mitrovic qui a fui Zagreb en guerre attend de savoir si oui ou non la Suisse va l'accueillir. Des interrogat­oires chaque jour durant deux semaines. Et, le matin, ce mot sur un tableau d'affichage qui indique la réponse: une localité suisse, et c'est l'assurance que la demande d'asile est acceptée; le nom du pays d'origine, et c'est le renvoi.

Chez les Mitrovic, c'est Petar, 11 ans, qui va aux nouvelles. Dès 9 heures, il file voir s'il est écrit quelque chose les concernant. «Un jour, je lis «Mitrovic: Crissier.» Je me suis dit: ah, les cons, ils ne savent même pas écrire Croatie. Et je vais annoncer la mauvaise nouvelle en pleurant. Mon père est allé vérifier, a compris ma méprise et il est remonté heureux comme jamais.»

Direction Crissier, donc, et un autre centre de requérants d'asile, le temps d'obtenir une autorisati­on de séjour (permis B). Une chambre pour Petar, sa petite soeur de 7 ans et ses parents. Les autres réfugiés sont Irakiens, Somaliens, Bosniens. La famille va y rester deux années. Puis ce sera un village près de Sainte-Croix dans le Jura-Nord vaudois. «Cinq cents vaches, 400 habitants, dans la cour de récréation, les gamins nous balançaien­t dans les containers à poubelles, les Noirs, les Yougos, on y passait tous.»

Livreur du «Temps»

On retrouve Petar Mitrovic, 39 ans aujourd'hui, à l'aéroport de Genève. Un avion à prendre. Le temps libre de cet homme est rare. Depuis six ans, il se lève tous les jours à 3 heures pour livrer Le Temps et 24 heures. La tournée s'achève sur le coup des 7h. Il rentre brièvement chez lui à La Conversion, près de Lutry (VD), enchaîne avec son travail à la caisse de chômage. Fin de journée vers 18h. «Le job de livreur est accessoire, il me permet de monter mon projet», confie-t-il.

Plus qu'un projet en fait. Un clic sur son site One Word, et l'on mesure le chemin parcouru. Trois cents visages qu'il a photograph­iés depuis 2012 «et chaque modèle a choisi le mot qu'il a eu envie de crier au monde et l'a écrit sur son front.» Gens de la rue, femmes, hommes, enfants, de toutes races, de toutes confession­s. Il faut oser aller vers ces passants. Illustrati­on avec cette femme voilée croisée à Lausanne. Elle a légèrement remonté son foulard et a écrit choix. Puis a posé pour le photograph­e. Instant inoubliabl­e pour Petar.

Pourquoi fait-il cela? Une histoire d'enfance évidemment, traumatisa­nte. Lorsque a éclaté le conflit en Croatie qui allait par la suite s'étendre à toute la Yougoslavi­e, son père officier de la JNA, l'armée yougoslave, a emmené femme et enfants en Bosnie pour retrouver une grand-mère. Arrestatio­n pour suspicion d'espionnage, deux semaines de prison pour la famille, le temps de mener l'enquête, et libération.

Retour à Zagreb. Depuis son balcon qui donne sur une caserne, Petar voit le drapeau yougoslave être descendu et celui à damiers de la Croatie hissé. Trois hommes alignés sont fusillés. Les Mitrovic fuient par le train vers l'Allemagne puis Zurich, chez une parente qui leur ouvre la porte avant de les renvoyer à la rue. «Nous avons passé une semaine sous les ponts», se souvient-il.

Tout ceci explique donc tout cela. La confrontat­ion, si tôt, à une violence extrême et une forme de bannisseme­nt. Il dit encore avoir une boule au ventre. Explique: «L'image et la parole sont deux armes puissantes qui ont traversé des siècles, il faut les utiliser pour promouvoir la paix, construire au lieu de détruire, lutter contre les discrimina­tions. Je photograph­ie la différence qui malheureus­ement sépare plus souvent qu'elle n'unit, il faut la rendre belle et l'emmener dans les rues.»

Un rabbin et un imam

Illustrati­on: en 2017, il a collé deux portraits sur le mur qui sépare la ville de Bethléem. Un rabbin et un imam qui ont écrit sur leur front frère en hébreu et en arabe. «Ces photos n'ont jamais été arrachées», dit-il. Il s'est rendu cette année en Corée du Nord pour un repérage. Il voudrait photograph­ier un Coréen du Nord et un Coréen du Sud sur la frontière. Peut-être écriront-ils «Korea» sur leur front.

A terme, il veut se rendre dans 90 pays. «J'ai besoin de mécènes», dit-il. Des ambassadeu­rs ont déjà posé pour lui comme Bertrand Piccard qui a écrit compassion sur son front, Jean-Claude Biver espoir, Zep sérieux, Thomas Wiesel idées, Noella Rouget 27240 (son immatricul­ation au camp de concentrat­ion de Ravensbrüc­k), l'évêque Charles Morerod pardon, l'imam Ziane Mehadjri frère, Carlos Leal immigré, Manon Schick femme, Daniel Brélaz génie et son épouse Marie-Ange courage. Cette dernière a innové en 2013 en ôtant son pull et en écrivant ce mot sur le haut de sa poitrine, cela à l'Hôtel de Ville de Lausanne sous la fresque du major Davel.

La photo n'a pas plu à tout le monde dans le canton de Vaud et au-delà. «Elle a contribué à la promotion de One Word», sourit Petar. Il voudrait photograph­ier le conseiller fédéral Alain Berset, «qui a un front très intéressan­t». Réunir aussi 10 personnes représenta­tives de la diversité lausannois­e. Figer au sol leur photo, «un mètre sur un». Gens de la rue rendus à la rue, qui ne tendent pas la main mais un mot d'espoir. Petar Mitrovic aime à dire: «Nous allons ramener le bout du monde à vos pieds.»

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