Islam, femmes et imams, au-delà des tabous
En Suisse, plusieurs femmes imams brisent un tabou en menant la prière devant un parterre mixte. Contre la recommandation du Conseil central islamique de Suisse pour lequel «il est plus adapté que la femme se positionne derrière l’homme»
«Ouvrir l’espace liturgique aux femmes, qu’elles y soient égales aux hommes.» En Suisse, plusieurs femmes imams brisent un tabou en menant la prière devant un parterre mixte. Contre la recommandation du Conseil central islamique de Suisse, pour qui «la femme doit se positionner derrière l’homme».
Elle a voulu rendre l’islam «vivable et adapté au XXIe siècle». C’est ce qui a conduit Jasmin el-Sonbati à devenir parmi les premières femmes en Suisse à organiser et guider des prières musulmanes mixtes. La première se déroule à Berne, en 2013, inspirée par des musulmans progressistes londoniens. Depuis, cette Bâloise de 59 ans a fondé «Offene Moschee Schweiz» (Mosquées ouvertes de Suisse), qui réunit un petit groupe de musulmans libéraux en Suisse alémanique.
Née d’un père égyptien musulman et d’une mère autrichienne catholique, Jasmin el-Sonbati grandit au Caire dans les années 196070. «La pratique de l’islam y était différente. On était plus libre.» Enseignante de français et d’italien au gymnase, elle s’investit progressivement dans le champ religieux, publie des livres qui développent sa conception d’un islam moderne et égalitaire. Son idée? «Il faut ouvrir l’espace liturgique aux femmes, qu’elles y soient égales aux hommes. L’accès à cet espace de prière est aussi un acte politique, car cela permet aux femmes d’entrer dans le discours religieux et de contribuer aux débats.»
Fonction symbolique
Parler d’un «islam» unique et «des femmes musulmanes» est réducteur. Les communautés musulmanes de Suisse sont diverses au plan religieux, social, culturel, et ne possèdent pas d’autorité centrale ou de point de vue unifié. Cependant, la question qu’ouvre Jasmin el-Sonbati rejoint des questionnements présents parfois depuis des années dans les communautés. Où doivent prier les femmes? Les espaces qui leur sont dévolus sont souvent trop petits, les écrans qui retransmettent prières et prêches de mauvaise qualité.
Mais surtout, quel est le rôle de l’imam? Que peut-on attendre – ou exiger – de lui? «Simplement» guider la prière? Mener le prêche du vendredi? Répondre aux questions religieuses, voire morales des croyants? «Historiquement, l’imam est celui qui se tient devant les croyants pour guider la prière, comme devait le faire le calife», explique Wissam H. Halawi, professeur associé à la nouvelle chaire d’histoire de l’islam, à l’Université de Lausanne.
La fonction a gardé jusqu’à aujourd’hui un rôle hautement symbolique. L’imam concentre des responsabilités variables selon les communautés: médiateur, référent théologique, guide spirituel… Aucun interdit explicite n’entrave le chemin de celles qui souhaitent acquérir les compétences requises pour ce poste: une certaine profondeur spirituelle, une formation théologique, et un savoir «légitime» aux yeux des membres de la communauté, c’est-à-dire obtenu dans des institutions dont la réputation est reconnue par différents courants de l’islam. C’est bien sur ces critères que sont guettées les femmes qui, côté français, ont initié des prières inclusives, notamment l’islamologue Kahina Bahloul.
Or, dans les faits, sans formation en théologie islamique reconnue, obtenir ce bagage en Suisse nécessite de pouvoir voyager, financer des études ailleurs, se former. Un privilège qui, jusqu’à aujourd’hui, a surtout concerné les hommes. «A l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), la plupart des imams ont une formation de base acquise ailleurs qu’en Suisse. Il en est de même pour les quelques femmes qui ont pu faire la démarche», témoigne Sandrine Ruiz, présidente de l’UVAM. Jasmin el-Sonbati a construit son savoir par elle-même, entre soufisme et rationalisme. Elle cite volontiers le poète persan Rumi, mystique du XIIIe siècle, ou le théologien libéral égyptien Nasr Abu Zayd – décédé en 2010 – parmi ses influences, tout comme les réseaux progressistes musulmans.
Le tabou des prières mixtes
Mais Jasmin el-Sonbati guide des prières mixtes. Voilà le «grand tabou», selon ses propres mots. Qu’une femme guide une prière pour d’autres femmes ou des membres de sa famille pose rarement problème. Mais devant une assemblée comprenant des hommes, c’est rarissime. Les raisons évoquées? «Prier implique d’être à l’étroit, d’effectuer des mouvements de prosternation. Le but est de s’éloigner de ses désirs terrestres pour se mettre en lien avec Dieu. Pour éviter la survenue de ce désir et de toute distraction, il est plus adapté que la femme se positionne derrière l’homme», affirme la direction du Conseil central islamique de Suisse (CCIS), organe consultatif musulman à Berne réputé pour ses positions fondamentalistes aussi conservatrices que controversées.
«Dans cette érotisation obsessive du corps des femmes, que l’on retrouve aussi bien dans les discours orthodoxes que dans ceux des Frères musulmans, il y a une assignation des femmes à la sphère privée, tant comme épouse que comme mère dévouée», analyse Leïla Tauil, chargée de cours à l’Université de Genève, spécialiste des féminismes arabes.
«Il faut comprendre qu’on parle d’un rite. Les femmes ont bien sûr des compétences et peuvent en faire preuve. Mais pour nous, cette normativité et cette ritualité n’ont pas besoin d’être adaptées à la modernité», estime le Conseil central islamique de Suisse, qui explique qu’il ne voit pas de «discrimination» dans cette situation, mais finalement plutôt une «tradition». «Celle-ci est d’ailleurs rarement remise en cause par la majorité des femmes ellesmêmes!», selon ce dernier.
Une argumentation répandue dans l’islam sunnite actuel. Pour la comprendre, il faut se tourner vers l’histoire. L’interdit de la fonction d’imam pour les femmes s’est fixé dans l’islam orthodoxe sunnite au moment où les hadiths prophétiques («faits et dires du Prophète») ont été rassemblés et canonisés. «On se situe là au IXe-Xe siècle. Les juristes qui ont réglementé le statut de la femme à cette époque lui ont conféré un rang organiquement inférieur à l’homme, du seul fait de son sexe», analyse Wissam H. Halawi. Ce sont ces textes qui précisent que les femmes doivent prier derrière les hommes. Or, pour nombre de croyants, les hadiths ont valeur de texte sacré, et de leur interprétation découle l’idée qu’une femme ne peut guider la prière.
En attendant une révolution juridique, Jasmin el-Sonbati trace sa route. La dernière prière qu’elle a guidée, le 17 novembre dernier, avec une communauté catholique chrétienne de Bâle, a été non seulement mixte, mais interreligieuse.
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«Il faut ouvrir l’espace liturgique aux femmes, qu’elles y soient égales aux hommes»
JASMIN EL-SONBATI, IMAM