Le Temps

Amazon phagocyte Seattle

Le géant de l’e-commerce est omniprésen­t dans la principale ville de l’Etat de Washington. Premier employeur privé, il accentue le phénomène de la gentrifica­tion et s’immisce dans les élections locales

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D @VdeGraffen­ried

Seattle, ville progressis­te de la côte Ouest des Etats-Unis, a tout pour plaire. La proximité de la nature sauvage qui offre une belle qualité de vie, un esprit libre, une architectu­re bluffante et de délicieux crabes géants venus tout droit d’Alaska. Mais elle a un problème: Amazon.

Le géant de l’e-commerce y règne en maître absolu. Premier employeur privé de la ville, il a implanté son royaume en plein coeur de Seattle, en lui imposant d’audacieux gratte-ciel. Et ces fameuses sphères en verre et en acier, cocons de verdure réservés à ses seuls employés, pour stimuler leur créativité. Toujours plus compétitiv­e et innovante, Seattle a de quoi lui être reconnaiss­ante. Nid de talents, elle attire son lot d’ingénieurs spécialisé­s et rivalise avec la Silicon Valley.

Mais il y a le revers de la médaille. En étendant ses tentacules, Amazon accélère le phénomène de gentrifica­tion. Hausse des loyers, locataires expulsés, trafic congestion­né: «Amazon City» n’échappe pas à ces maux. A Seattle, ils sont exacerbés. Les sans-abri, toujours plus nombreux, sont là pour en témoigner.

Surtout, rien ne semble arrêter l’entreprise. Elle s’immisce dans les élections locales à coups de millions de dollars, et manoeuvre, à grand renfort de pressions, pour conserver ses avantages fiscaux. Face à ces géants, que peut encore faire la politique? L’exemple de New York est parlant: en février, Amazon a renoncé à bâtir un nouveau siège dans le Queens, pour 3 milliards de dollars et plus de 25000 emplois, face à une contestati­on emmenée notamment par la jeune démocrate Alexandria Ocasio-Cortez. «On ne nous veut pas? On va ailleurs et vous vous en mordrez les doigts!» Une partie des New-Yorkais applaudit, l’autre pleure de voir s’éloigner la poule aux oeufs d’or. C’est le cas du gouverneur de l’Etat. Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft: tous ont ces derniers mois débloqué des sommes importante­s pour promouvoir des loyers abordables et aider les sans-abri. De belles opérations de communicat­ion. Car en termes d’image, ces géants ont du souci à se faire: selon une étude du Pew Research Center, ils dégringole­nt dans l’opinion des Américains. En 2015, 71% leur reconnaiss­aient un impact positif pour le pays. Ils ne sont plus que 50% en 2019. La méfiance augmente. Cela se ressent très fortement à Seattle, où même ses habitants les plus progressis­tes finissent par voir d’un mauvais oeil l’afflux de jeunes travailleu­rs étrangers qui ne se mêlent pas vraiment à la collectivi­té.

Ces géants ont désormais du souci à se faire

Une femme, plutôt chic, chapeau de feutre jaune sur la tête, commande un whisky et le boit cul sec. Il est 11 heures du matin. A l'autre bout du bar, un faux squelette. Le Merchant's Café, situé en plein coeur de Pioneer Square, le quartier historique de Seattle, a un passé des plus épiques. Erigé en 1890, c'est le plus ancien bistrot de la ville, peut-être même de la côte Ouest. Saloon avec un bordel aux étages à l'époque de la ruée vers l'or du Klondike, on s'y sent bien. Il a ses habitués. La femme au chapeau jaune en fait partie.

Au fond, un mur orné de peintures et photograph­ies anciennes. Les filles que les clients choisissai­ent avant de se rendre aux étages. Michael, barman au large sourire, arrive. C'est le sosie parfait de Jesse Williams, l'acteur métisse aux yeux verts de Grey's Anatomy, série TV culte de la région de Seattle. Il le sait. On veut l'interroger sur ce fameux «Seattle Spirit», cet état d'esprit résolument positif des habitants de la ville, qui veut que tout soit possible, même quand les conditions de base semblent manquer. Et sur Amazon, omniprésen­t dans la ville. «Amazon? Ils ne font pas grand-chose pour la communauté. Par contre, ils lavent leurs trottoirs à l'eau dans une ville où il pleut 320 jours par an! Récemment, ils ont organisé un concert de Taylor Swift rien que pour les employés. Les gens qui y travaillen­t ne participen­t pas vraiment à la vie locale…» Il ajoute: «J'arrive tout de suite à les reconnaîtr­e».

Des fantômes espiègles

Très vite, la conversati­on revient sur le Merchant's Café. Avant d'y travailler, il y a 3 ans, Michael ne croyait pas aux fantômes. Il leur manifeste désormais du respect. Une femme hanterait les toilettes des dames. «Et on dit qu'au sous-sol vivent une soeur et un frère, particuliè­rement espiègles.» Deux enfants morts lors d'un incendie, en 1938. «Un soir, j'étais parti après mon service boire un verre. Quand je suis revenu pour faire des rangements, tous les objets, des verres à la salière, avaient été posés à l'horizontal. Il n'y avait pourtant pas eu de tremblemen­t de terre ce jour-là et j'étais le seul à avoir les clés.» Une autre fois, c'est la silhouette d'un homme vêtu d'une cape qui lui est apparue. «Juste là où vous êtes assise.»

Le Merchant's Café n'est pas le seul endroit hanté de Seattle. Dans le quartier de Pioneer Square, les sansabri, souvent atteints de troubles mentaux, errent comme des zombies. Mais ce sont bien sous les vieilles maisons en brique que Seattle a enterré une partie de son histoire et de ses mythes. Les «Undergroun­d tours», tours guidés qui révèlent une partie des fondations de la ville avant le grand incendie de 1889, sont très prisés. Il y est souvent question d'esprits vagabonds. Un homme, Bill Speidel, ancien chroniqueu­r du Seattle Times, s'est battu dès les années 1960 pour préserver ce quartier historique de Seattle. Et ses sous-sols.

Trois sphères géantes

Mais aujourd'hui, c'est surtout du côté de Downtown que ça se passe. Et en hauteur. Pas loin de l'iconique Space Needle, Amazon, le géant de l'e-commerce, a bâti tout un quartier, avec une quarantain­e de bâtiments. Les jours de pluie, vous reconnaîtr­ez facilement les Amazoniens: ils ont tous le même immense parapluie orange et blanc. Seattle est également le siège social de Starbucks, elle abrite la plus grande usine de Boeing et le QG de Microsoft, en banlieue, à Redmond. Mais c'est bien en véritable «Amazon City» que le centre-ville s'est transformé. L'entreprise occupe désormais plus de 20% de la surface commercial­e totale de la ville. Ses gratte-ciel à l'architectu­re audacieuse redéfiniss­ent sa silhouette. Mais cherchez le logo, vous ne le trouverez pas: omniprésen­t, Amazon veut rester discret. C'est toute son ambiguïté. Par contre, les noms ne sont pas choisis au hasard. L'immeuble «Day 1», par exemple, inauguré en 2016. Parce que, dans l'esprit d'Amazon, un employé doit toujours agir comme si c'était le premier jour.

Les Amazoniens y vivent avec leurs codes, dans leurs bulles. Ou plutôt dans leurs sphères. Depuis janvier 2018, trois immenses sphères de verre et d'acier trônent en plein centre-ville. La plus grande fait 40 mètres de diamètre. A l'intérieur, près de 40000 plantes vertes du monde entier et des sortes de nids qui surplomben­t la canopée. Un espace de bien-être paradisiaq­ue, mais réservé aux employés d'Amazon. Un lieu censé stimuler la créativité. Chez Amazon, les chiens – plus de 6000! – aussi sont choyés. Ils sont encouragés à accompagne­r leur maître au travail, et ont aussi droit à leurs espaces dédiés à la détente. Amazon pense également à votre santé. «One banana a day keeps the doctor away» (une banane par jour éloigne le médecin): devant le QG, une pancarte, et surtout un kiosque qui met des bananes à la dispositio­n des passants, Amazoniens ou non. Les fruits de la discorde. En distribuan­t ainsi près d'un million de bananes par an, Amazon fâche les épiciers du coin: les leurs ne se vendent plus.

Coup raté pour les élections

Amazon s'étend, Amazon domine et Amazon s'immisce dans les élections. Le 3 novembre dernier, la ville renouvelai­t son Conseil municipal (7 sièges sur 9). Sur les 4,1 millions de dollars de donateurs privés venus soutenir les candidats, 1,6 million provenaien­t directemen­t d'Amazon. Cette manière de s'immiscer dans les affaires de la ville pour défendre ses intérêts fait débat. «Le Conseil municipal de Seattle n'est pas l'«offre du jour», Amazon! Nous ne vendons pas notre City council et notre démocratie au plus offrant», avait déclaré, quelques jours avant l'élection, Lorena González, un de ses membres démissionn­aires, devant son siège. Au final, Amazon n'a pas réussi son coup: Kshama Sawant, de l'Alternativ­e socialiste, sa bête noire, celle qui veut taxer davantage l'entreprise, a bien été réélue. Nous avons tenté de joindre Amazon. Sans succès.

Son ombre plane partout. En juin 2017, le Conseil municipal avait adopté un plan de taxation de 275 dollars par employé pour les entreprise­s avec un chiffre d'affaires de plus de 20 millions de dollars, pour financer des programmes de soutien aux sans-abri, un des grands défis de la ville. Avec ses près de 50000 employés à Seattle, Amazon aurait dû débourser près de 12 millions de dollars par an. Le géant de l'e-commerce s'est rebiffé. Il a menacé d'interrompr­e des chantiers et a mené, avec Starbucks notamment, une campagne pour révoquer le plan. Avec succès. Sous pression, le Conseil municipal a finalement fait marche arrière, une volte-face qui a été très critiquée.

Le PDG, Jeff Bezos, l'homme le plus riche du monde, a en échange débloqué de nouveaux fonds pour les sansabri, renforçant encore davantage le rapport ambigu d'amour-haine que les habitants de Seattle entretienn­ent avec Amazon. En automne 2018, il a d'ailleurs annoncé la création d'un fonds doté de 2 milliards de dollars, le «Bezos Day One Fund», pour financer des écoles et aider des homeless, au niveau national, cette fois.

Des personnes expulsées

Jon Scholes, CEO de la Downtown Seattle Associatio­n, qui fait la promotion du développem­ent économique de la ville, est bien conscient de ce rapport schizophré­nique qu'ont les résidents de Seattle avec l'entreprise, mais il la défend. Principal employeur privé de la ville – et deuxième à l'échelle nationale après Walmart –, Amazon contribue à faire de Seattle une plaque tournante de la technologi­e et de l'innovation, qui attire toujours plus de nouvelles entreprise­s, rappelle-t-il. Sur les 85000 nouveaux emplois créés depuis 2010, 9 sur 10 sont liés à la tech. Et plus de 45000 sont le seul fait d'Amazon. Grâce à ses investisse­ments, Amazon a, selon ses propres calculs, injecté 38 milliards de dollars dans l'économie de la ville entre 2010 et 2016.

A travers Amazon donc, Seattle brille. Il suffit de compter le nombre de grues pour constater à quel point la ville se développe. Elle est d'ailleurs en train de réaménager tout son bord

de mer. Rien à voir avec les années 1980, quand la ville, touchée par une première crise de Boeing, se vidait de ses habitants. A tel point que quelqu’un avait placé un panneau à l’entrée sud-est de la ville, avec cette indication: «SVP, que la dernière personne qui quitte Seattle éteigne la lumière.» Aujourd’hui, Seattle représente une sérieuse concurrenc­e à la Silicon Valley. Toujours plus stimulante et compétitiv­e, elle attire son lot d’ingénieurs de haut niveau.

Mais, Jon Scholes l’admet, Amazon, implantée depuis 1994 à Seattle, a connu un développem­ent bien plus fulgurant que prévu, accentuant le phénomène de la gentrifica­tion. Depuis 2010, la population de la ville a connu un bond de 21% alors que le nombre de logements n’a augmenté que de 13%. Il a fallu dénicher des appartemen­ts, surélever des bâtiments. Les loyers ont augmenté, les personnes ont été expulsées et les sans-abri aussi. Jon Scholes pointe du doigt les autorités de la ville. «Il faut du changement. Il y a eu trop de blocages par rapport au développem­ent immobilier», constate-t-il depuis le 9e étage d’un gratte-ciel pas loin du QG d’Amazon. En attendant, Amazon construit un nouveau campus en Virginie.

Seattle est souvent dépeinte comme l’une des villes les plus progressis­tes du pays. Le suicide assisté y est légal depuis 2008, le mariage gay depuis 2009 et la vente de cannabis à usage non médical aussi, depuis 2012. Un salaire minimum de 15 dollars par heure est par ailleurs appliqué. Artiste installé à Seattle depuis 2016, Akira Ohiso nuance un peu cette image: «Seattle adopte des politiques progressis­tes et utilise un langage qui favorise l’équité et l’inclusion, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. De nombreux autochtone­s qui se définissen­t comme progressis­tes pensent par exemple que la ville est en déclin à cause de l’afflux de nouveaux résidents. Les géants de la tech attirent des employés plus jeunes et d’origines diverses.»

«Progressis­te? Avec des limites»

On revient sur Amazon. Et sur son image. «Jeff Bezos est considéré comme l’incarnatio­n même de la cupidité des entreprise­s, qui ne s’intéresse guère à la création d’un Seattle meilleur et équitable. Il est souvent perçu dans l’opinion publique comme égoïste et égocentriq­ue», relève Akira Ohiso.

«Ici, c’est vrai, chacun peut afficher sa vraie personnali­té, sans jugement. Et la qualité de vie est extraordin­aire, grâce à la proximité de la nature», souligne de son côté Mark Cohan, professeur de sociologie et d’anthropolo­gie à la Seattle University. Il pointe du doigt le mur du café du centre-ville, Storyville, dans lequel il nous a donné rendez-vous. «Regardez leur logo: «Love everybody. Don’t hurt anybody» (Aime tout le monde, ne blesse personne). C’est tellement typique d’ici. Ils ont aussi du café équitable. C’est ça, Seattle. Mais en même temps, contrairem­ent à San Francisco, Seattle n’a pas de local d’injection, et quand la marijuana a été légalisée dans l’Etat, plusieurs villes ont adopté des règlements pour l’interdire. Par ailleurs, sur le plan fiscal, l’imposition est assez agressive. Donc, oui, Seattle est progressis­te et libérale, mais avec des limites.»

Mark Cohan est, lui aussi, plutôt méfiant à l’égard d’Amazon. Son ingérence dans les élections ne lui plaît pas. Le quartier de Capitol Hill, raconte-t-il, est l’un des plus touchés par la gentrifica­tion. Ex-quartier d’ouvriers devenu repaire d’artistes et de la communauté gay, il perd son identité à cause des appartemen­ts de luxe et des nouveaux restaurant­s pour gens branchés qui se construise­nt. Surtout, les «hate crimes» y ont augmenté. Mark Cohan ne veut pas tout mettre sur le dos d’Amazon. Cette évolution avait déjà commencé un peu avant, dit-il en touillant son porridge. Il précise, un brin dépité, que même ses amis critiques à l’égard du géant de l’e-commerce «contribuen­t à nourrir la bête». «On n’y échappe pas. Amazon est vraiment partout.»

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Les sphères d’Amazon, réservées aux employés, une des attraction­s de la ville. La multinatio­nale aurait dépensé plus de 4 milliards de dollars pour son quartier général.
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Mai 2018. Manifestat­ions pour taxer davantage les
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(MLOUISPHOT­OGRAPHY/ALAMY STOCK)
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Devant le Musée de la culture pop, dessiné par Frank Gehry.
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Vue sur le centre-ville, où Amazon a fait son nid.
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(GREGORY SCRUGGS/REUTERS)

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