L’OMC prise en otage par les Etats-Unis
COMMERCE MONDIAL Enfin! Les Etats-Unis ont accepté mercredi de verser leur contribution au budget 2020 de l’Organisation mondiale du commerce. Mais avec des restrictions et des conditions qui, in fine, pourraient compromettre l’existence de l’institution
Depuis quelques semaines, un vent de panique souffle sur l’Organisation mondiale du commerce. En cause: les pressions américaines
■ Après avoir longtemps menacé de couper leur contribution, les Etats-Unis, qui apportent 12% du budget de l’OMC, ont finalement accepté hier de payer leur dû
■ Mais l’OMC n’est pas sauvée pour autant. L’administration Trump pose ses conditions et sabre dans le budget de l’Organe de règlement des différends
■ La stratégie de Washington vise à paralyser cette instance qui statue en dernier lieu sur les conflits commerciaux entre Etats, pour la mettre à sa botte
Mercredi matin, les 646 collaborateurs de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sise à Genève ne savaient pas s’ils allaient retrouver leur poste de travail après les fêtes de fin d’année. Le plus grand contributeur au budget de l’organisation, les Etats-Unis, bloquait encore ses paiements pour 2020. Ce n’est que dans l’après-midi qu’un représentant américain a annoncé, lors d’une réunion consacrée au budget 2020, que Washington avait donné le feu vert pour le versement de 22,7 millions de francs, a appris Le Temps.
Les Etats-Unis apportent presque 12% du budget de l’OMC, qui pour 2020, s’élève à 197,2 millions. Ils sont suivis de la Chine (10%), l’Allemagne (7%) et le Japon (4%). C’est la première fois dans l’histoire de l’organisation que le budget pour l’année suivante a été finalisé à la dernière minute. La crainte d’une paralysie était telle que le directeur, Roberto Azevêdo, avait estimé nécessaire d’en faire part aux collaborateurs. Dans un message envoyé le 13 novembre, il leur a demandé de ne pas céder à la panique. «Il n’y a pas de raison de prévoir des changements à ce stade, a-t-il dit dans une interview à Bloomberg. Mais nous suivons la situation de près.»
Plan d’urgence
En réalité, malgré un certain optimisme affiché par Roberto Azevedo, les responsables financiers travaillaient déjà sur un plan d’urgence qui aurait permis à l’organisation de continuer à fonctionner partiellement, avec des fonds limités. Toute une série de services dits non essentiels aurait été, dans le cadre d’un tel plan, abandonnée. L’OMC disposerait également des réserves de 48 millions de francs réalisées sur le budget 2019.
La décision américaine annoncée mercredi sauve-t-elle l’organisation pour de bon? Pas du tout. L’administration Trump a certes lâché la bride, mais pas sans conditions. En premier, elle exige que pas plus de 100000 francs soient alloués aux rémunérations liées à la Cour d’appel (Appellate Body) de l’Organe du règlement des différends, ce qui représente une réduction de 87% du montant budgétisé. Ensuite, elle limite les dépenses de fonctionnement de cette même cour à 100 000 francs, soit une réduction de 95%. Selon un diplomate, les conditions américaines seront acceptées par les autres Etats au nom du pragmatisme et pour ne pas mettre la clé de l’OMC sous le paillasson début janvier.
Une stratégie américaine connue
La Cour d’appel, qui statue en dernier lieu sur les conflits commerciaux entre Etats, constitue un maillon indispensable au bon fonctionnement de l’OMC. C’est elle qui a, par exemple, rendu le verdict et donné gain de cause aux
Etats-Unis en octobre dernier dans la guerre Airbus contre Boeing.
La stratégie américaine de vouloir paralyser le tribunal d’appel n’est pas nouvelle. Washington bloque la nomination de nouveaux juges depuis deux ans. Résultat: à partir du 11 décembre, à la fin du mandat de deux juges en exercice, l’Indien Ujal Singh Bhatia et l’Américain Thomas R. Graham, la juge chinoise Hong Zhao sera la seule rescapée. Or, selon les règlements de l’OMC, un minimum de trois est nécessaire.
Pourquoi les Etats-Unis minentils le fonctionnement de la Cour d’appel? Selon eux, cette instance empiète sur la souveraineté américaine. Ils s’estiment victimes de verdicts partiaux et dénoncent l’abus de pouvoir de certains juges ainsi que leurs rémunérations; certains d’entre eux touchent jusqu’à 300000 francs par an. Dès lors, ils voudraient réformer les procédures de nomination et limiter leur mandat. Washington réclame enfin des délais plus précis et plus courts pour la reddition des jugements.
Alliance contre nature
Force est de constater que les autres Etats membres sont d’accord avec les griefs américains et admettent la nécessité de réformer la Cour d’appel. Plusieurs propositions ont été avancées à ce jour, notamment par une alliance contre-nature des pays qui normalement défendent des intérêts contradictoires – Union européenne, Australie, Canada, Norvège, Suisse, mais aussi Inde et Chine – pour sortir de l’impasse. Washington n’est toutefois jamais entré en matière. Mais il n’a pas non plus fait ses propres propositions.
Le sort de la Cour d’appel sera connu le 10 décembre. Les deux juges dont les mandats arrivent à échéance à cette date pourront en réalité rester en fonction jusqu’à ce qu’ils terminent leurs dossiers en cours. «Mais sans une justice qui fonctionne à tous les niveaux, c’est toute l’architecture du commerce mondial qui sera frappée d’insignifiance», disait récemment au Temps un professeur genevois spécialiste de l’OMC.
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