La piste d’un «scénario serbe» en Bolivie
Depuis qu’ils ont fait leurs armes en renversant pacifiquement Slobodan Milosevic en 2000, des militants serbes exportent leur savoirfaire autour du monde. Dernier exemple en date: ils se sont engagés en Bolivie auprès de secteurs de la société civile opposés à Evo Morales
C’est dans un petit bureau très discret, perdu dans un centre commercial miteux au milieu des barres d’immeubles de Novi Beograd, les quartiers modernes de la capitale serbe, que se prépareraient les révolutions démocratiques qui secouent régulièrement la planète. Aucune plaque n’indique la présence du Centre for Applied Non Violence (Canvas), créé par des vétérans d’Otpor, le mouvement qui a joué un rôle essentiel dans la chute du régime de Slobodan Milosevic, en octobre 2000. «Nous avons cinq employés à plein temps, mais on suppose qu’il suffirait que nous arrivions quelque part pour qu’aussitôt les régimes autoritaires s’effondrent», sourit Srdja Popovic, le maître des lieux. «Malheureusement, ce n’est pas si simple.»
Srdja Popovic et ses amis ont mis au point des techniques de révolution non violente, expliquées dans des livres, des brochures ou même des tutoriels disponibles sur internet. Le «modèle» suivi en Serbie a été reproduit avec succès en Géorgie en 2003, en Ukraine en 2004, au Kirghizistan en 2005, mais les animateurs de Canvas ont vite élargi leurs activités à l’échelle mondiale, prodiguant leurs conseils au Zimbabwe, aux Maldives, lors des Printemps arabes ou encore au Venezuela. Leur dernier engagement suscite pourtant de nombreuses questions. Le 29 août, le site d’investigation Grayzone, d’inspiration «anti-impérialiste», publiait une enquête sur leur implication dans les événements qui ont mené à la chute du président de gauche Evo Morales. Srdja Popovic assure ne s’être jamais rendu en Bolivie et dénonce une «manipulation russe», d’autant que les informations divulguées par Grayzone ont vite été reprises par le site russe Sputnik. «C’est toujours la même chanson, dès qu’un autocrate proche de Moscou est renversé, les médias russes nous accusent.»
L’étincelle des réseaux sociaux
Un album illustré sur la province de Santa Cruz de la Sierra, bastion de la droite dure qui a longtemps réclamé un statut d’autonomie au sein de «l’Etat plurinational de Bolivie», trône dans la bibliothèque de la salle de réunion de Canvas. «C’est un cadeau de Jhanisse Vaca Daza», explique Srdja Popovic, qui reconnaît avoir eu cette jeune militante comme élève lors d’une formation aux techniques de la non-violence qu’il délivre à la Harvard Kennedy School. Jhanisse Vaca Daza a lancé le hashtag #sosbolivia quand des incendies ravageaient, à la fin de l’été, les régions amazoniennes de la Bolivie. Le hashtag a vite fédéré l’ensemble des oppositions au président Evo Morales, accusé de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour faire face à ce fléau. Paradoxalement, l’accusation a été relayée par les lobbies agroalimentaires de Santa Cruz, considérés comme des acteurs majeurs de la déforestation. «Conservé trop longtemps, le pouvoir finit toujours par s’user, mais il faut trouver le momentum qui permet de faire basculer l’opinion», théorise Srdja Popovic.
Le «modèle» suivi en Serbie a été reproduit avec succès en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizistan
Il semble donc bien qu’en Bolivie les incendies aient fourni ce «momentum». A la fin du mois de mai, Srda Popovic se présentait aux côtés de Jhanisse Vaca Daza sur la scène de l’Oslo Freedom Forum, «le Davos de la dissidence», une émanation de la Human Rights Foundation (HRF), très engagée contre les régimes réputés hostiles aux Etats-Unis, et qui est un partenaire important de Canvas. Srda Popovic est un habitué de ce rendez-vous, tandis que Jhanisse Vaca Daza affirme travailler à la HRF depuis plus de quatre ans.
Spécialiste de la Bolivie et sociologue à l’Université Sorbonne Paris 3, Claude Le Gouill note que «les mobilisations se sont déroulées à travers une multitude de plateformes citoyennes, ce qui ne correspond pas du tout aux méthodes d’action classiques de la droite bolivienne». Cette mobilisation de la société civile répond exactement aux préceptes enseignés par Canvas. «Jhanisse a mené un travail d’opposante dans les zones indigènes», se contente de reconnaître Srda Popovic.
Scénario qui a déraillé
Le développement de la contestation en Bolivie coïncide parfaitement avec la technique révolutionnaire développée par Canvas. Mais le scénario semble avoir déraillé, le candidat libéral Carlos Mesa ayant été marginalisé avec l’entrée en scène de la droite dure. Les apôtres serbes de la non-violence ont-ils joué avec le feu? «Nous transmettons notre expérience et notre savoir-faire à ceux qui nous le demandent, mais nous n’allons pas démarcher», assure Srda Popovic.
L’homme explique que Canvas concentre désormais ses travaux sur la transition démocratique et la période suivant le changement de régime, notamment dans des pays comme le Soudan. Par contre, si l’ONG serbe multiplie les contrats à travers le monde, elle n’a plus aucune activité dans les Balkans. Longtemps militant du Parti démocratique (DS), Srdja Popovic explique que les opposants qui manifestent depuis un an contre le régime du président Vucic ne sont pas venus solliciter ses conseils. A Belgrade, les mauvaises langues pensent plutôt que personne n’a été en mesure de rémunérer les services du spécialiste mondial en changement de régime.
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