La contestation sociale plutôt que la guerre
Des milliers de Colombiens manifestent dans la rue pour protester contre la politique gouvernementale. Un mouvement jeune et hétérogène qui prône la non-violence
«Nous n’avons pas peur» «La Colombie s’est réveillée». Depuis sept jours maintenant, des milliers de manifestants protestent tous les jours en Colombie dans les rues des grandes villes pour réclamer un changement de politique du gouvernement d’Ivan Duque (droite), au pouvoir depuis août 2018 et dont la cote d’impopularité atteint déjà 69%.
Et de mémoire récente de Colombien, une telle mobilisation sociale est inédite, en tout cas depuis la dernière grande grève de 1977. «C’est un des résultats indirects de la signature de l’accord de paix avec les FARC du 24 novembre 2016», explique le politologue Daniel Garcia-Peña. «Le mouvement social s’approprie la rue dans toute sa diversité, les gens n’ont plus peur de manifester. Avant, n’importe quelle action sociale risquait d’être taxée d’être organisée par des guérilléros supposés.»
«Une immense majorité des Colombiens ne veut plus d’armes dans la politique, ni n’accepte que la violence soit à la base de leur histoire», écrit aussi dans le quotidien El Espectador le Père Francisco de Roux, président de la Commission vérité mise en place depuis l’accord de paix. Car en dépit de quelques épisodes isolés de violences et malgré la répression policière musclée des premiers jours, le mouvement promeut une contestation pacifique. On a vu dans les rues de Bogota des manifestants défier, bras en l’air, tout en chantant l’hymne national, des rangées de policiers antiémeutes lourdement armés. Ou encore des étudiants réussir à faire reculer un tank de l’armée en criant «sans violence, sans violence». Ou d’autres encore exclure des manifestations ceux qui auraient envie d’en découdre avec la police.
La mort d’un bachelier
La mort, au bout de deux jours de coma, de Dilan Cruz, bachelier de 18 ans, blessé à la tête par un policier antiémeute qui lui a tiré dessus à bout portant samedi soir alors qu’il manifestait pacifiquement dans le centre de Bogota, a bouleversé une grande partie du pays et intensifié les mobilisations. Mercredi 27 novembre, les syndicats, associations étudiantes et mouvements sociaux divers qui appelaient à une nouvelle manifestation ont encore rajouté une nouvelle revendication à leur longue liste: le démantèlement du corps de police antiémeute. Et si le gouvernement tente depuis deux jours de désamorcer la crise à travers ce qu’il appelle «un dialogue national», celui-ci est plutôt accueilli pour l’instant avec scepticisme, tant les discours officiels semblent toujours s’inscrire dans la stigmatisation du mouvement. Mercredi matin, le président Ivan Duque a ainsi déclaré à la radio: « Les pyromanes ne vont pas gagner par la violence ce qu’ils n’ont pas obtenu dans les urnes», accusant indirectement le mouvement de Gustavo Petro, candidat de gauche contre lequel il avait gagné au second tour de l’élection présidentielle, d’être à l’origine de la contestation. Or s’il y a bien deux choses sur lesquelles sont d’accord les observateurs, ce sont l’hétérogénéité et la jeunesse du mouvement.
Des revendications diverses
La première mobilisation du 21 novembre avait certes été convoquée de longue date par les syndicats pour protester contre les réformes économiques et sociales du gouvernement, sachant que le pays, en dépit de sa croissance économique (3,2% cette année), reste un des plus inégalitaires de la région. Mais le président, inquiet de ce qui se passait au même moment en Equateur, au Chili et en Bolivie, avait tenté de discréditer à l’avance la manifestation, anticipant sa supposée violence… Résultat: la mobilisation a été bien plus massive qu’attendu (207000 personnes dans les rues de toute la Colombie selon les autorités, plus d’un million selon les organisateurs) et les revendications économiques et sociales se sont transformées en un mécontentement généralisé contre le gouvernement. Depuis, c’est le mouvement étudiant qui est le plus présent dans la rue. «Moi je suis là pour l’environnement», explique Ana, étudiante en art. «Je me bats pour une meilleure éducation, contre la corruption, contre les exécutions extrajudiciaires, les massacres des Indiens, les assassinats de dirigeants sociaux», énumère Alejandro, futur médecin.
L’une des principales revendications reste cependant l’application réelle de l’accord de paix signé en 2016 par le gouvernement précédent avec les FARC, dont la mise en oeuvre est lente et bien mise à mal. Cet accord visait non seulement à sortir le pays de la guerre, mais aussi de ses inégalités structurelles et profondes.
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