Le Temps

Elle détourne un tutoriel beauté pour parler des Ouïgours

- CHAMS IAZ @IazChams

Une Américaine a lancé un appel sur l’applicatio­n chinoise TikTok, munie d’un recourbe-cils, pour que la communauté internatio­nale ouvre les yeux sur les exactions commises par le régime chinois sur les Ouïgours

«Vous allez poser ce recourbe-cils et utiliser votre téléphone pour chercher ce qu’il se passe en Chine», glisse abruptemen­t Feroza Aziz. Cette Américaine de 17 ans, d’origine afghane, a détourné les codes des tutoriels de beauté pour alerter sur l’internemen­t de centaines de milliers de musulmans dans des camps chinois. D’après les organisati­ons de défense des droits humains, ils sont plus d’un million, principale­ment d’ethnie ouïgoure, à être détenus et persécutés dans la région du Xinjiang.

La répression en cours dans le nord-ouest du pays a lieu, d’après le discours officiel de Pékin, pour lutter contre «le terrorisme». «Un dixième des membres des minorités ethniques est interné, indique le sinologue français et directeur de recherches au CNRS Jean-Philippe Béja. Si le gouverneme­nt a d’abord purement nié l’existence de camps, il les qualifie désormais de lieux de déradicali­sation dans lesquels on apprend aux détenus l’amour de la patrie.»

Rapidement devenue virale sur la version internatio­nale du site de partage de vidéos courtes TikTok, le message de Feroza Aziz a été entendu plus d’un million de fois avant que sa vidéo ne soit bloquée par la plateforme. Une réaction qui soulève des interrogat­ions sur la mainmise du régime chinois sur la quatrième applicatio­n, hors jeux, la plus téléchargé­e du monde. Présente dans 150 pays, elle a franchi la barre du milliard d’utilisateu­rs en mars 2019.

«Cherchez!»

L’adolescent­e crie à la censure de la part du gouverneme­nt chinois, le réseau social nie. Un porte-parole de TikTok a ainsi déclaré à la BBC que les contenus publiés n’étaient pas modérés en raison des sensibilit­és politiques. Prenant appui sur une ancienne vidéo humoristiq­ue dans laquelle Feroza Aziz mentionnai­t Ben Laden, il ajoute que l’Américaine a «enfreint les règles sur les contenus liés au terrorisme».

Mais d’après le média britanniqu­e The Guardian, qui s’est procuré les directives de modération, l’applicatio­n «interdit les sujets très controvers­és», tels que le séparatism­e et les conflits entre sectes religieuse­s ou entre groupes ethniques. La critique de Feroza Aziz s’inscrit clairement dans ce cadre: «Cherchez comment ils se retrouvent dans des camps de concentrat­ion, comment on sépare les familles, les kidnappe, les assassine, les viole, les oblige à manger du porc, à boire et à se convertir.» Son compte a été suspendu le 25 novembre pour un mois, mais sa vidéo a continué de circuler sur YouTube et Twitter, où elle a été vue plus de 5 millions de fois. Ce mercredi 27 novembre, après la publicatio­n de plusieurs articles dans la presse internatio­nale et l’indignatio­n des internaute­s, l’accès à son compte a été rétabli.

Une emprise sur les données

La Chine, dirigée depuis 1949 par le Parti communiste chinois, ou PCC, a promulgué une loi, en 2017, qui oblige les entreprise­s à coopérer avec les services de renseignem­ent. Et des membres du parti unique siègent dans les conseils d’administra­tion de nombreuses entreprise­s. Par exemple, le fondateur et dirigeant de la société Huawei, Ren Zhengfei, a été un cadre de l’armée et membre du PCC.

Comme TikTok est détenue par la société ByteDance, elle-même basée à Pékin, une méfiance quant à l’emprise du gouverneme­nt chinois sur les données collectées est donc de mise. D’autant plus que celui-ci s’appuie notamment sur les nouvelles technologi­es, l’analyse de données et l’intelligen­ce artificiel­le pour surveiller ses citoyens.

C’est par ce biais que les minorités ethniques sont signalées, évaluées et contrôlées. «Les détenus subissent un véritable lavage de cerveau, pointe Jean-Philippe Béja. Ils sont isolés, forcés à travailler, appelés «étudiants», notés en permanence et s’ils sont libérés, après un an et une bonne note à l’examen de fidélité au parti, ils restent sous surveillan­ce.» Alors que la situation est connue, la communauté internatio­nale rechigne à réagir. «Elle se distingue par son silence», observe-t-il à regret. Un silence que Feroza Aziz a voulu briser.

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