Peut-on faire confiance à la France au Sahel?
Il est faux d’écrire, comme pas mal de médias français le répètent depuis l’annonce de la mort de 13 soldats de l’opération «Barkhane» mardi, que la France est seule au Sahel. Sur le papier, des éléments européens épars, en matière de logistique, de formation ou de forces spéciales, sont présents aux côtés des 4500 militaires français déployés dans la bande sahélienne (pour l’essentiel au Burkina Faso, au Mali, au Tchad et au Niger) pour y contrer les groupes armés djihadistes.
Le soutien américain, en matière de renseignement, d’imagerie satellite et d’incursions opérationnelles (trois soldats de l’US Army ont péri en octobre 2017 au Niger), demeure heureusement une réalité. Les Britanniques et les Espagnols prennent en charge une partie des transports de troupes et de matériel. Les Danois ont donné leur accord pour une présence au sol. Des soldats estoniens ont été blessés, en juillet, lors d’une attaque contre un camp d’un contingent «Barkhane». L’initiative Takuba d’une future coalition européenne des forces spéciales existe sur le papier. N’oublions pas enfin, malgré les réticences d’engagement allemandes, l’annonce par Angela Merkel et Emmanuel Macron, au sommet du G7 de Biarritz à la fin août, d’une initiative conjointe pour «élargir» à d’autres pays la force multinationale du G5 Sahel et «renforcer» financièrement cette coalition…
Pourquoi, alors, ce sentiment de solitude français? Et pourquoi cette inquiétude justifiée, à Paris, sur l’usure du dispositif mis en place depuis l’intervention au Mali en janvier 2013, pour barrer la route de Bamako aux djihadistes? La réponse tient en une réalité: la prise de risques. Les militaires français sont, c’est vrai, seuls aux avant-postes. Exposés aux embuscades, aux engins explosifs placés sur les axes de pénétration de leurs convois, et… aux accidents comme cette collision fatale de deux hélicoptères survenue mardi.
Au Forum sur la sécurité de Dakar, du 18 au 20 novembre, le constat était limpide: seule la France a aujourd’hui, au sein de l’Union européenne, la volonté de s’interposer militairement dans cette immense zone désertique où patrouillaient jadis, au temps des colonies, ses troupes méharistes à dos de dromadaires. Or personne, à Paris, ne s’illusionne sur la durabilité d’une telle intervention. Trop coûteuse (600 millions d’euros par an au minimum pour la seule opération «Barkhane»), trop exigeante pour les matériels blindés et aériens et toujours à l’épreuve de pertes humaines qui, si elles venaient à augmenter, pourraient «retourner» l’opinion mais aussi les avis de l’Etat-major. En octobre 2008 en Afghanistan, la très meurtrière embuscade d’Uzbin – qui avait coûté la vie à dix soldats français – avait rappelé au commandement du détachement français l’évidence d’un conflit impossible à gagner. Toutes les décisions qui suivirent rimèrent avec retrait et désengagement.
Face à ce qui ressemble de plus en plus à une impasse sahélienne, la question de la responsabilité européenne est posée. Mais une autre interrogation est légitime: celle portant sur la stratégie suivie par la France, et sur ses relations avec ses Etats clients que sont le Mali, le Burkina Faso, le Niger ou le Tchad. Est-il acceptable, pour des Etats européens dont les interventions armées sont strictement contrôlées par le parlement, que les gouvernements de ces pays demeurent, six ans après le déclenchement de l’opération «Serval» au Mali, incapables d’offrir aux populations des zones sahéliennes la moindre garantie et le moindre début de gouvernance? Est-il compréhensible que, presque sous le nez de la force «Barkhane», les clans au pouvoir au Mali profitent ouvertement du trafic de drogue en provenance d’Amérique latine? Comment justifier, aux yeux des opinions publiques européennes, la poursuite d’un conflit justifié par la lutte contre le terrorisme, mais utilisé par les dirigeants en place pour se maintenir coûte que coûte au pouvoir?
Le gouvernement français a raison de déplorer le manque de soutien de ses alliés de l’UE sur le sol africain. Mais qu’offre-t-il à ces derniers, en dehors d’un rôle programmé de supplétifs, dans ce pré carré devenu un champ de mines? Paris paie aussi le prix de sa précipitation de 2011 à intervenir en Libye, et l’absence d’une évaluation rigoureuse des responsabilités dans le chaos qui a suivi la chute du colonel Kadhafi. Le mot fait mal, mais il explique l’isolement de la France au Sahel: lorsqu’il s’agit de partir en guerre en Afrique, la confiance dans la justesse des décisions de Paris, sur fond de Françafrique, n’est pas au rendez-vous.
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Est-il compréhensible que, presque sous le nez de la force «Barkhane», les clans au pouvoir au Mali profitent ouvertement du trafic de drogue en provenance d’Amérique latine?