La Suède, le pays où les riches savent rester discrets
Le pays social-démocrate, chantre de l’égalité, est aussi celui où les super-riches prospèrent en toute discrétion
En octobre dernier, un événement inhabituel a émergé des pages people des journaux suédois. Le créateur de Spotify et jeune milliardaire Daniel Ek, qui avait acquis pour 6 millions et demi de francs une villa de la fin du XIXe siècle à Danderyd, banlieue chic de Stockholm, était autorisé à la raser pour rebâtir une demeure à son goût. Cris outragés des riverains; pique lancée par le chroniqueur culturel Edward Blom, pour lequel même si l’on est le Midas de la musique en ligne, «on ne devrait pas pouvoir acheter la Joconde pour la couper en morceaux»; rien n’y a fait. Il semble bien que Ek, le nouveau riche, va pouvoir s’établir à Danderyd, fief des vieilles et respectables fortunes suédoises.
Un événement inhabituel, donc, car les grosses fortunes, en Suède, ont plutôt tendance à se montrer discrètes. «Les Suédois ne friment pas», résume Erik Wisterberg, qui vient de publier un essai sur ces «nouveaux milliardaires». Le modèle du genre est bien sûr Ingvar Kamprad, le fondateur d’Ikea, qui, selon la légende, achetait ses vêtements aux puces, roulait dans une vieille Volvo et prenait l’avion en classe éco. Ce dernier a laissé à Epalinges (VD), où il a longtemps vécu, le souvenir d’un homme qui se rendait en fin de journée au supermarché pour être sûr d’avoir accès à des produits vendus moitié prix.
La loi de Jante
Mais plus généralement, cette modestie touche toute la société suédoise sous l’appellation de Jantelagen, une «loi de Jante» décrite dans un roman des années 1930 et censée résumer la place de l’individu dans la société nordique: «On n’étale pas ce que l’on possède, on ne se vante pas excessivement, tout le monde reste au même niveau», ajoute Erik Wisterberg.
Pour ceux qui l’apprécient, le Jantelagen est un moyen d’apaiser les tensions dans la société. Pour ceux qui le contestent, cette volonté de ne voir qu’une seule tête brise les personnalités, et inhibe toute initiative. Une seule certitude: il influence grandement le rapport des Suédois à l’argent. Milena, jeune femme d’origine serbe, manager de projet dans l’informatique, le voit tous les jours: «Ici on n’est pas aux Etats-Unis où on se présente en disant son nom, son salaire et le prix de sa voiture. En Suède, on garde ça pour soi. Si vous parlez trop de vous, les gens vont vous regarder de travers, parce que vous allez donner l’impression que vous êtes meilleur que les autres.»
Revenus taxés, capital épargné
Ce contrôle social est aussi un moyen de maintenir vivant ce mythe qui a construit la Suède: celui d’un pays égalitaire, où l’essentiel de la population vivrait dans une classe moyenne indifférenciée, protégée par un Etat providence sans faille. Une image d’Epinal que l’économiste Jesper Roine, spécialiste des inégalités, tient à corriger. «L’égalité est favorisée par une fiscalité qui frappe tout le monde et prend entre un tiers et la moitié des revenus. En revanche, pour le capital, la situation est plus avantageuse: il y a une flat tax de 30%, pas d’impôt sur la fortune, ni sur l’héritage, ni sur la propriété immobilière.
C’est le résultat d’un accord historique, assez unique en Europe: lors de la mise en place de notre modèle social, dans les années 1930, la gauche avait conscience que pour prospérer dans cette nouvelle ère industrielle, il fallait de grandes entreprises. Elle a donc demandé aux patrons de fournir des emplois, protégés, bien payés… En échange, le capital était épargné.»
Une situation qui a permis d’assurer la prospérité de la Suède, d’acheter la paix sociale et de constituer une oligarchie certes discrète, mais bien réelle. La comparaison est d’ailleurs aisée à établir avec la Suisse, pays plus riche, mais où cette richesse – contrairement à ce que l’on pourrait penser – est répartie plus équitablement. Selon l’édition 2019 du rapport de Credit Suisse sur la richesse globale, qui fait référence, les 1% les plus aisés en Suède possèdent une plus grande part de la richesse du pays (37,4%) que leurs équivalents helvètes (24,5%) et même états-uniens (35,4%)!
Et lorsque l’on compare la fortune détenue par les 10% les plus riches, l’écart se maintient, avec 75% de la richesse nationale pour les Suédois, et 56% pour les Suisses. L’OCDE ajoute que ces dernières années la Suède est le pays où ces écarts de richesse se sont le plus creusés. Conséquence: en dix ans, le nombre de milliardaires (en couronnes suédoises, donc détenteurs d’au moins 102 millions de francs) y a doublé, passant de 98 à 191.
Etalage de luxe à Stockholm
Une concentration de la richesse qui va encore être favorisée par la décision de supprimer en 2020 une surtaxe de 5% sur les hauts revenus, introduite dans les années 1990 pour soulager les finances publiques. Le Jantelagen y survivra-t-il? «Quand on voit l’étalage de luxe et de richesses dans le centre de Stockholm, on peut se dire que la société sans classes, c’est fini, remarque Jesper Roine. Mais le côté paradoxal des Suédois, c’est qu’ils continuent par exemple de mettre les impôts en tête des services publics les plus populaires… encore aujourd’hui.»
L’autre signe que les temps changent, on le trouve sur les réseaux sociaux. Comme dans les autres pays, les youtubeurs, influenceurs et autres startupers apprécient d’afficher leur réussite, et le Jantelagen y est souvent battu en brèche… comme un vestige éculé du vieux monde.
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