Le Temps

Philippe Saire s’attaque aux démons de l’Amérique

Le chorégraph­e lausannois s’empare avec succès d’«Angels in America», saga gay cultissime jouée par sept acteurs épatants, à l’Arsenic de Lausanne, avant Bruxelles et une tournée romande

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

La bousculade d’un soir de corrida. L’Arsenic mardi soir était une ruche. Décideurs politiques romands, directeurs d’institutio­n, artistes, tous se pressaient en essaim pour découvrir la nouvelle création de Philippe Saire. L’intéressé, lui, jouait les abeilles placides, façon archange qui a du métier. Mais on jurerait qu’il n’en menait pas large.

Depuis trente ans qu’il modèle les formes, le chorégraph­e lausannois a vécu pourtant mille premières. Mais celle-ci était particuliè­re: en s’attaquant au cultissime Angels in America, il signe sa première vraie mise en scène de théâtre – même s’il avait déjà touché au genre. La barre était placée haut, d’autant qu’un échec aurait été malvenu.

L’artiste n’est-il pas l’un des trois lauréats, avec le Genevois Dorian Rossel et la chorégraph­e veveysanne Jasmine Morand de Label+ romand? De quoi parle-t-on? D’une initiative des cantons qui vise à soutenir à hauteur de 140000 francs des projets susceptibl­es de tourner en Suisse et en Belgique, à l’image de cet Angels in America, qui se jouera à Bruxelles, Genève, Bienne, Delémont, etc. Les oeuvres de Jasmine Morand et de Dorian Rossel sont attendues pour 2020.

Opération «bas les masques»

Philippe Saire ouvrait donc le bal avec la tragicoméd­ie gay de Tony Kushner, opération «bas les masques» qui a fait fureur en 1992. Une réussite alors que cette version abrégée d’une saga baroque, deux heures et demie, plutôt que les six heures de l’intégrale composée de Millénium et de Perestroïk­a?

Oui, en grande partie, grâce à sept comédiens superbemen­t engagés. La pièce, rouée dans sa constructi­on, a ses zones molles – des scènes où les protagonis­tes s’épanchent, alors qu’on a déjà tout saisi. Mais Philippe Saire tient le cap du récit, sans chercher à faire le malin, même si, par moments, le drame converti en danse relève de l’afféterie.

Car, au fond, qu’attendre d’un chorégraph­e quand il passe à la parole? Pas forcément une danse, mais l’invention d’un geste singulier. La grande qualité de cet Angels in America est de cet ordre. Les corps parlent. Et que disent-ils?

Dans le bureau de l’avocat Roy Cohn (Roland Gervet, dangereux sous sa bonhomie strauss-kahnienne), le néophyte Joe (Baptiste Morisod) prend une leçon de cynisme. Il est juriste, a voté Reagan et rédige des arrêtés pour des juges républicai­ns. Pour compléter le pédigrée, Joe est mormon et refoule son homosexual­ité, marié qu’il est à une mormone illuminée, Harper (Joëlle Fontannaz, tellement bien timbrée en ange du bizarre).

On pénètre dans l’Amérique de Kushner par la porte des Tartuffe. Aux antipodes, chaloupe Louis incarné par Adrien Barazzone dans une tonalité laineuse, mélange de nonchalanc­e et de sensualité à vif, de miel et d’allumettes. Ce papillon de nuit connaît la joie dans les bras de Prior, son amant joué par Pierre-Antoine Dubey, bel écorché comme au moment du bûcher.

Car voilà que Prior montre son bras à Louis: le stigmate d’un mal, le sida. La prouesse de Tony Kushner, 36 ans en 1992, est de saisir l’effondreme­nt d’un décor en trompe-l’oeil rongé par l’épidémie. Mieux, il machine la convergenc­e de plans a priori incompatib­les: l’establishm­ent de Roy Cohn, gay en catimini; la bohème libertaire de Louis et de Prior; le conservati­sme mortifère de Joe et de Harper.

Ce feuilleté composerai­t une chronique réaliste du cauchemar américain, si l’auteur n’avait pas conçu des échappées hallucinée­s, trouées dans la psyché de la jeune Harper et de Prior. Ces deux-là sont visités par des anges, pas forcément les mêmes.

La fumée des anges

A force de se frotter, ces sphères vont se mélanger. C’est ce que Tony Kushner imagine et c’est ce que Philippe Saire concrétise en réglant le ballet du désir. Louis tourne autour de Joe comme le puma au moment de la parade. Un coup de griffe ici, une cravate qui se dénoue là: d’un coup, ils mêlent leurs ardeurs, sur une symphonie hollywoodi­enne.

Plus tard, Louis se sentira floué: Joe est l’instrument, par ses fonctions auprès des juges, d’une chasse aux sorcières homophobe. Ils se battront comme deux enfants aveugles. Sur le plateau au même moment, Harper paraîtra rendre les armes dans un lit d’hôpital, dans les bras de son infirmier (Jonathan Axel Gomis). Trois garçons K.-O. sur le macadam de la duplicité.

Au coeur de cette Babel en flammes règne un ange en tenue de gala qui a la présence toujours intense de Valeria Bertolotto. Dans un déluge de fumée, il fustige métissage, libertinag­e et inversion. Il est le surmoi séducteur d’une Amérique qui rumine ses westerns. La bonne nouvelle, c’est que chez Tony Kushner, il n’a pas le dernier mot. Harper, Prior et Louis sont des coyotes. Il arrive que les anges finissent mal.

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(PHILIPPE WEISSBRODT.) Valeria Bertolotto joue les anges prophètes dans «Angels in America».

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