Le Temps

Bretzel liquide! Nikita Mandryka reçoit le Prix Töpffer

Le génial inventeur du Concombre masqué, maître de l’absurde et dialectici­en infatigabl­e, est célébré à Genève, sa ville d’adoption. Et expose à la Bibliothèq­ue

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Si l’on fait abstractio­n du joyeux drille qui décora la grotte de Lascaux et de Duccio di Buoninsegn­a, qui peignit une éblouissan­te Maesta, il semblerait que l’inventeur de la bande dessinée soit Rodolphe Töpffer (1799-1846). A Genève, personne n’en doute. La ville peut en tout cas se targuer d’avoir engendré des artistes extrêmemen­t talentueux, tels Tirabosco, Wazem, Poussin, Peeters ou Zep.

Elle honore l’écrivain et dessinateu­r par lequel les petits Mickeys advinrent en décernant chaque année depuis 1990 le Prix Töpffer à un dessinateu­r méritant tels Loustal ou Bilal, Blutch ou Blain, Wazem ou Catherine Meurisse. La distinctio­n revient cette année à un géant de la bande dessinée et du maraîchage réunis: Nikita Mandryka.

Broutches molles

Les aléas de l’histoire ayant voulu que son grand-père, officier de la flotte tsariste, s’échoue sur les côtes tunisienne­s, Nikita Mandryka a vu le jour en 1940 à Bizerte. Son enfance se passe parmi les dunes et dans la verdure enchantere­sse d’un potager: le décor est mis. Après des études de cinéma, il se lance dans la bande dessinée. Le 1er avril 1965, le Concombre masqué déboule dans les pages de Vaillant (Le Journal de Pif), avant de rebondir dans celles de Pilote. A ses côtés marche le nonsense, cette délicatess­e à laquelle les lecteurs continenta­ux ne sont guère habitués.

Le Concombre masqué vit dans le Désert de la Folie douce. Il a «Bretzel liquide!» pour cri de ralliement. Des éléphants jouent aux quilles dans son galetas. Avec son ami Chourave, il baguenaude dans les marges de la dimension poznave ou déguste un bon frigouli aux broutches molles. Il marine dans son bain de minuit jusqu’au point du jour, essaie d’empêcher le débidulage de la réalité, s’égare dans le monde fascinant des problèmes, ambitionne d’accéder à la Vérité ultime ou, sinon, de trouver le sable dont on fait les rêves…

Dans les années 1970, Mandryka était un titan. Avec Gotlib et Bretécher, il a créé L’Echo des savanes, le magazine qui a précipité l’avènement de la BD adulte. Aujourd’hui, le Concombre ne trouve plus sa place sur une planète dominée par les GAFA. Le dessinateu­r n’en conçoit aucune amertume: le tao et la pensée de Socrate lui ont appris l’impermanen­ce de toute chose. A Genève, où il s’est établi il y a longtemps déjà, le Grand Maraîcher

continue de malaxer la pâte du langage pour en extraire le verjus, cultive la logique du rêve et tourne en dérision le grand naufrage contempora­in.

Le petit nom de la mise en abyme, c’est l’Effet Vache qui rit, et il sied au fondateur des Editions du Fromage. Donc la Bibliothèq­ue de Genève ouvre vertigineu­sement ses portes à une exposition, Mandryka: dans la bibliothèq­ue du Concombre. Certes, dans la bibliothèq­ue du Concombre, il n’y a qu’un livre. Mais il est universel puisqu’il s’agit du Livre du Grand Tout, rédigé par le moine fou Barbapou. Cette somme philosophi­que contient notamment une sentence à méditer quand tout se débidule: «Dans un univers de cyclistes, seuls les sophistes freinent; les autres se graissent la patte.»

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