Que le libre marché (et la BNS) nous protège
Le ministre allemand de l'Economie, Peter Altmaier, a présenté une nouvelle version de sa stratégie industrielle. Il souhaite sauver le «made in Germany»
Ça y est, l’Allemagne enfonce le clou. Vendredi, le ministre de l’Economie a détaillé comment il entend mieux protéger ses fleurons industriels et ses secteurs stratégiques des investisseurs étrangers. Les mesures annoncées consistent en une extension d’un dispositif anti-rachats déjà existant.
Ce nouvel épisode n’est qu’une suite de la lente et régulière montée du protectionnisme à l’échelle internationale. La Chine, les Etats-Unis, la France, l’Allemagne et bien d’autres… Tous les grands partenaires commerciaux de la Suisse se dotent d’outils pour préserver leur économie.
«Dans un pays peu habitué à l’interventionnisme étatique au niveau économique, écrit notre correspondante à Berlin, ce plan a suscité une levée de boucliers.» Le mot bouclier est bien choisi. Sur le champ de bataille du commerce international, la Suisse ressemble de plus en plus à un guerrier qui se reposerait sur sa seule arme face à des ennemis, eux, tous dotés, en plus, d’une protection contre les coups.
Au nom du sacro-saint libéralisme économique, le soldat suisse refuse de faire comme les autres. Il faut signer tous les accords de libre-échange possibles, quitte à mettre encore plus sous pression l’agriculture suisse. Et il est exclu d’intervenir lorsqu’un actionnaire étranger devient propriétaire d’une grande entreprise. Même s’il est chinois, soutenu par Pékin et soupçonné – à tort ou à raison – de n’en vouloir qu’à sa propriété intellectuelle ou à son estampille «made in Switzerland».
La Suisse est une petite économie ouverte sur le monde parce qu’elle en a besoin, elle génère l’essentiel de sa richesse à l’étranger, et cela lui réussit, répètent ceux qui défendent cette ligne. Ils ont raison. Bon an mal an, la Suisse parvient à tirer son épingle du jeu. Elle résiste aux ralentissements et fait mieux que les autres, lorsque les cycles sont plus favorables. Sa flexibilité et sa capacité sont le résultat d’un laisser-faire qui force à s’améliorer sans cesse.
Mais ils ont aussi tort: les opposants au protectionnisme de l’Etat oublient que la Suisse a utilisé l’un des outils de défense de l’intérêt national les plus radicaux de ces dernières décennies. Le taux plancher, officiel depuis 2011 et officieux depuis 2015, protège les exportateurs d’une envolée du franc et le pays d’une récession assurée. Il est un outil puissant, mais il ne suffira pas éternellement.
Même si la Suisse peut compter sur son épée; une économie agressive, diversifiée et compétitive. Elle prend des risques en renonçant à se munir de vrais boucliers. Avec l’Allemagne désormais, c’est encore plus net qu’avant. Même les plus fervents défenseurs du libre marché en utilisent.
Bon an mal an, la Suisse parvient à tirer son épingle du jeu
Le sujet est sensible en Allemagne, où le géant de la robotique Kuka avait été racheté par le chinois Midea
Peter Altmaier est tenace. En février dernier, le ministre allemand de l’Economie avait présenté les grandes lignes d’une politique industrielle nationale. Dans un pays peu habitué à l’interventionnisme étatique au niveau économique, il avait suscité une levée de boucliers.
Vendredi, Peter Altmaier est revenu à la charge, avec une nouvelle version de son texte et l’objectif de sauver le «made in Germany»: «L’industrie allemande est l’une des plus fortes au monde et emploie 7 millions de personnes dans le pays. Toutefois nous faisons face à des changements structurels, en matière de technologie et d’innovation, et à un ralentissement de la conjoncture mondiale.»
Pour répondre à ces défis, et alors que la croissance allemande ne devrait atteindre que 0,5% en 2019, Peter Altmaier souhaite améliorer la compétitivité du pays. Il mise en partie sur une baisse des impôts pour les entreprises. «L’insatisfaction est grande sur le terrain. Il n’y a pas eu de grande réforme sur ce dossier depuis quinze ans», rappelle le ministre.
Différents secteurs
Autre pilier de cette stratégie, Peter Altmaier souhaite assurer la «souveraineté technologique» de l’Allemagne. Le but est de renforcer le contrôle des acquisitions d’entreprises et d’infrastructures dites «sensibles» afin de mieux les protéger face à l’appétit d’investisseurs étrangers. A ce jour, au nom de la sécurité du pays, l’Etat peut étudier et, s’il le faut, bloquer une prise de participation de plus de 10% du capital, par une entreprise d’un pays tiers. Cela concerne, entre autres, les secteurs de la défense, le gaz, l’électricité, l’eau, les médias. Désormais, le ministre souhaite y inclure ceux de l’intelligence artificielle, la robotique, les biotechnologies, les semi-conducteurs et les technologies quantiques. En dernier recours, l’Etat pourrait aussi entrer au capital de ces entreprises, pour une période limitée, afin de les défendre.
Le sujet est sensible en Allemagne où, en 2016, le géant de la robotique Kuka avait été racheté, à la surprise générale, par le chinois Midea sans que rien ne puisse y être opposé. En réaction, il y a un an, Berlin a abaissé à 10% le seuil de prise de participation à partir duquel l’Etat doit être informé. «Nous ne voulons pas copier les règles injustes de certains pays mais donner de vraies chances à nos entreprises», se défend Peter Altmaier, qui se replace dans le contexte européen. «Cette stratégie ne concerne pas seulement la Chine. Nous voulons maintenir nos chances face à tous.»
Du côté des acteurs économiques, les réactions sont mitigées. «Il est grand temps de transformer cette stratégie en politique concrète», réagit Dieter Kempf, qui soutient surtout une baisse des impôts. Le président de la Fédération allemande de l’industrie (BDI) rejette par contre l’idée d’une intervention de l’Etat dans le capital des entreprises. «Cela ne correspond en rien aux principes de l’économie sociale de marché.»
Du côté des entreprises concernées, on reconnaît des «avantages et des inconvénients» au projet. «Nous nous félicitons que le ministre de l’Economie s’engage clairement à promouvoir ces technologies clés en Allemagne», commente Holger Bülow, chef de la communication au sein de l’entreprise de biotechnologie Miltenyi Biotec, basée à Hambourg. «Dans le contexte actuel de compétitivité mondiale, il est toutefois d’une importance cruciale que de telles considérations ne compromettent pas l’attractivité de l’Allemagne», ajoute-t-il.
Protectionniste, ou pas?
Si le ministre se défend de vouloir mener une politique protectionniste, la question se pose toutefois. A l’Institut IFO de Munich, on attend de voir la mise en pratique pour juger. «L’Allemagne a intérêt à ce que ses entreprises trouvent des marchés ouverts à l’étranger. Il me semble peu probable que cet instrument fasse l’objet d’un abus de protectionnisme», analyse Clemens Fuest, président de l’IFO.
Peter Altmaier, lui, compte désormais convaincre ses partenaires de coalition, les sociauxdémocrates, pour mettre en oeuvre cette stratégie qui, selon lui, est «l’une des plus importantes que l’Allemagne ait jamais connues».