Le Jura bernois, l’autre berceau horloger
Le riche passé économique du Jura bernois, région la plus industrialisée de Suisse, était peu documenté. L’ouvrage «L’Industrie en images», qui vient de paraître, y remédie
«Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître.» Etonnamment, c’est Charles Aznavour qu’on a envie de fredonner en parcourant le livre L’Industrie en images – Un système technologique et industriel dans le Jura bernois, XIXeXXIe siècle, un ouvrage de quelque 500 pages que le Centre jurassien d’archives et de recherches économiques (Cejare) vient d’éditer.
La naissance d’un savoir-faire
Bien sûr, Montmartre n’accroche pas ses lilas dans ces vallées qui dévouent depuis trois siècles leur quotidien à l’horlogerie et à sa nébuleuse industrielle. Pourtant, tout comme dans la chanson La Bohème, c’est dans un monde en grande partie révolu que les historiens Pierre-Yves Donzé et Joël Jornod immergent le lecteur au travers des innombrables images qui illustrent ce très beau livre. Un monde qui plonge ses racines dans les hivers rigoureux du siècle des Lumières; de long mois durant lesquels des paysans assemblent avec minutie les goussets qui vont rythmer le temps des plus grands. A leur insu, ces pionniers façonnent le berceau d’un savoir-faire unique qui va ensuite s’industrialiser pour écrire l’une des plus célèbres pages de l’histoire économique suisse.
Car très vite, c’est un autre univers que dépeignent les riches illustrations de l’ouvrage. Un univers fait d’huile de coude et de poussière d’acier. Dans le sillage de l’émergence de l’industrie du textile, les horlogers délèguent une partie de leurs activités aux machines. Le XIXe siècle assiste à la naissance dans ce coin de pays des marques mythiques que sont Longines, Chopard et TAG Heuer, mais aussi d’une quantité d’autres noms aujourd’hui disparus: Léonidas, Marvin, Minerva ou encore Tavannes Watch que des passionnés veulent faire revivre aujourd’hui.
Se limiter à l’horlogerie ne rendrait justice ni à l’histoire, ni à cette région qui a patiemment tricoté, au fil des siècles, tout un écosystème hanté jusqu’à l’obsession par l’amour de la précision. Décolletage, machine-outil, microtechnique… les auteurs de L’Industrie en images ne manquent pas de magnifier les nombreuses activités économiques sans lesquelles l’horlogerie suisse n’aurait pas connu la même destinée.
Pierre-Yves Donzé et Joël Jornod n’occultent pas non plus les pages plus sombres de cette histoire. Il y a, au XXe siècle, l’exil progressif des grandes maisons horlogères – qui sait que la marque Blancpain fut fondée en 1735 à Villeret par un agriculteur? Il y a surtout la grande dépression dans laquelle l’horlogerie suisse sombre dans les années 1970. Soudain, Aznavour s’efface au profit de Bernard Lavilliers et ce sont Les Mains d’or qui surgissent avec ces milliers d’ouvriers qui voudraient travailler encore. Mais les horlogers suisses ratent le virage du quartz, leurs montres ne se vendent plus, le Jura bernois, au même titre que le reste de l’Arc jurassien, se vide de sa population.
La suite est bien sûr mieux connue: le lancement de la Swatch, puis la renaissance de la montre mécanique, celle qui continue de faire de la Suisse l’épicentre de l’horlogerie. Dans le Jura bernois, l’industrie a redressé la tête, employant en 2014 une personne active sur deux. Des fleurons ont survécu, comme le fabricant de machines prévôtois Tornos ou Longines, dernier grand nom de l’horlogerie resté fidèle au pied du Chasseral.
Ainsi, l’industrie n’a de loin pas dit son dernier mot dans la Berne francophone. Comme le laissent entrevoir les dernières pages du livre, elle doit une nouvelle fois se renouveler et se réinventer face aux bouleversements économiques et technologiques actuels. Ce nouveau chapitre, ce sera aux historiens de demain de le raconter.
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Se limiter à l’horlogerie ne rendrait justice ni à l’histoire, ni à cette région