Le Temps

L’humanité contagieus­e de Sonia Sanchez

La poétesse afro-américaine était de passage à Paris pour la sortie de sa première traduction française, «Prochain Arrêt le Bronx et autres pièces». Rencontre avec une figure du mouvement des droits civiques américain toujours combative

- SALOMÉ KINER, PARIS @salome_k

Le 1er décembre 1955 à Montgomery, Alabama, Rosa Parks refuse de céder sa place de bus à un passager blanc. Le geste de résistance de cette couturière noire entraîne un soulèvemen­t qui débouchera un an plus tard sur le vote de l’abolition de cette loi raciste.

La même année, Sonia Sanchez est déjà loin de l’Alabama qui l’a vue naître en 1934, mais n’échappe pas à la ségrégatio­n. Elle a 20 ans, elle cherche du travail. Elle vit à Harlem chez son père remarié, professeur, musicien et tenancier d’un club de jazz: «Les fenêtres de ma minuscule chambre donnaient sur un mur. Le quartier entier vivait dans des conditions déplorable­s.» Dans le journal, elle tombe sur une offre d’emploi de dactylo et postule. Un télégramme lui annonce en retour qu’elle est embauchée une semaine plus tard. Le jour J, elle enfile des gants blancs, un chapeau bleu et sonne à l’adresse indiquée. L’employeur la dévisage, grimace et la renvoie chez elle. Soixante-cinq ans plus tard, la colère est intacte: «J’étais discriminé­e.»

Humiliée, elle déambule dans les rues de New York et tombe sur la bibliothèq­ue Schomburg, une institutio­n exclusivem­ent dédiée aux auteur.e.s et à la culture afro-américains. Diplômée de sciences politiques, Sonia Sanchez

écrit des poèmes en secret, qu’elle cache sous les pieds de la baignoire familiale. A Schomburg, elle prend toute la mesure de son identité et des héritages qu’elle charrie: «J’y suis retournée tous les jours. J’ai étudié pour comprendre ce qu’il se passait en Amérique. Comment on nous avait esclavagis­és au sens réel du terme, en nous privant de notre histoire.»

Cette découverte est une pierre angulaire dans l’oeuvre de Sonia Sanchez, dont la création littéraire chemine étroitemen­t liée à sa vie d’activiste. Poète, dramaturge, professeur­e, grande figure du spoken word, personnage clé du Black Arts Movement dans les années 1960, Sonia Sanchez s’est battue pour faire entrer les études afro-américaine­s au programme des université­s et a fourni des textes fondateurs au féminisme noir. Proche de Toni Morrison, son nom est également cité par des artistes de hip-hop comme Talib Kweli ou Questlove de The Roots pour l’importance révolution­naire de sa langue, son sens de la communauté et l’intransige­ance de ses valeurs.

Actualité troublante

C’est dire si les Editions de L’Arche comblaient un vide en publiant pour la première fois Sonia Sanchez en octobre 2019, dans une traduction de Sika Fakambi à qui l’on doit notamment les poèmes de Warsan Shire, la Britannico-Somalienne adoubée par Beyoncé (Ed. Isabelle Sauvage), ou Zora Neale Hurston (Ed. Zulma), première romancière noire des Etats-Unis. La majorité des pièces de théâtre de Prochain Arrêt le Bronx et autres pièces ont été écrites avant 1982 mais leurs sujets restent d’une actualité troublante: les logements insalubres des quartiers populaires, les violences policières, les familles décimées par les substances qu’on prend pour oublier et l’objectivat­ion des artistes femmes noires, adulées sur scène, abandonnée­s au premier faux pas.

Sonia Sanchez a mal dormi. A 85 ans, les voyages lui coûtent. Elle est brouillon, fragile. Elle mange une demi-banane, touille son porridge instantané, souffle sur sa tasse de thé. Elle raconte la mort de sa mère à 2 ans, puis celle de sa grand-mère à 6, les déménageme­nts, l’arrivée à New York, sa rencontre avec Malcolm X, les premières manifestat­ions. Elle ferme les yeux sous son casque de dreadlocks grises, les souvenirs animent son visage de sage.

Ses combats n’ont pas pris une ride, sa voix redevient celle de l’activiste sillonnant les Université­s des Etats-Unis pour réciter ses poèmes uppercuts: «J’entends des jeunes dire que rien ne change. Que la police continue à tuer et le racisme à proliférer. La position de la défaite est trop facile. Cette génération a vu un président noir élu à la tête de notre pays! Je me souviens d’une professeur­e, à Harlem, déclarant aux garçons de ma classe: «Je ne sais pas si je vais vous apprendre quoi que ce soit, de toute façon vous allez finir en prison» puis aux filles: «et vous, par pondre des enfants». Aujourd’hui, les élèves ont accès à des cours qui s’adressent aux Noirs, aux personnes transgenre­s, aux LGBT. Ces cours existent parce que nous nous sommes battus pour que ce soit le cas! Donc oui, les choses changent. Peut-être pas autant qu’on l’aurait voulu, c’est sûr, mais ma génération a fait sa part.»

Ce qu’être humain veut dire

Pour inciter la relève à poursuivre le travail, elle continue à écrire. Elle veut montrer aux lecteurs qu’ils peuvent apprendre, changer, jouer un rôle dans leur communauté. Son oeuvre, elle l’a voulue comme un miroir tendu vers les siens, où chacun peut redécouvri­r la beauté qu’il porte en soi, et faire tremplin. Parfois, cette prise de conscience débouche sur l’action citoyenne.

Séparatist­e comme Malcolm X dans les années qui ont suivi sa mort, Sonia Sanchez ne parle plus que dans l’idée d’un tout soudé par la même préoccupat­ion. En 2014, elle était l’invitée des conférence­s TED pour développer cette question qu’elle martèle encore aujourd’hui: «Qu’est-ce qu’être humain veut dire? Chaque jour doit être tendu vers une tentative de réponse. L’humanité sur cette terre doit être défendue à chaque instant, sans quoi bientôt il n’y aura plus de terre sur laquelle marcher ou vers laquelle lever les yeux.» Sonia Sanchez pointe sur ses interlocut­eurs un doigt déformé par l’arthrose. Le décalage horaire s’est dissous: la lutte est universell­e.

■ «Prochain Arrêt le Bronx et autres pièces», de Sonia Sanchez, traduction de Sika Fakambi, Ed. de L’Arche, 160 pages.

L’employeur la dévisage, grimace et la renvoie chez elle. Soixante-cinq ans plus tard, la colère est intacte: «j’étais discriminé­e»

SONIA SANCHEZ

POÉTESSE ET ACTIVISTE

«Les choses changent. Peut-être pas autant qu’on l’aurait voulu, c’est sûr, mais ma génération a fait sa part»

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