CHAT PITRE LUNATIQUE
◗ Dans le comté de Coconino, Arizona, les mesas changent de forme et la lune lovée dans un ciel d’encre ressemble à un haricot sauteur. Une impossible relation triangulaire se joue dans ce décor à géométrie variable: Krazy Kat, doux félidé à lavallière rouge et sexe indéterminé, est amoureux d’Ignatz, un souriceau teigneux dont le hobby est de lancer des briques sur le crâne de son soupirant. Et Ofissa Pupp fait son boulot de représentant de l’ordre: il met Ignatz en prison.
Ce petit théâtre de l’absurde a les honneurs d’une cathédrale de papier. Krazy Kat. Toutes les planches dominicales en couleurs 1935-1944 donne à découvrir en fac-similé dix années de divagations nonsensiques. Evidemment, il faut prévoir un treuil pour sortir l’ouvrage de la bibliothèque. Mais le format 30 x 44 cm permet de goûter aux couleurs et trames anciennes, d’admirer la puissance du trait de George Herriman. On s’initie aussi à la langue originelle du Kat. Né en 1880 à La Nouvelle-Orléans dans une famille francophone, le dessinateur a forgé un sabir mêlant anglais, espagnol, créole, navajo… Ainsi Krazy Kat interpelle l’oiseau moqueur en ces termes: «So you is l’il moggin boid», quand un prof d’anglais préconise: «So you are a little mocking bird»…
L’album s’enrichit d’une étude fouillée d’Alexander Braun sur Herriman, sa vie, son oeuvre, l’histoire de l’Amérique et des comic
strips. Porté par le foisonnement prodigieux de la presse au début du XXe siècle, le dessinateur crée des bandes plus ou moins éphémères telles que Baron Mooch ou
The Family Upstairs, avant de prendre la route de Coconino.
Indéfectiblement soutenu par l’éditeur William Randolph Hearst, Herriman dessine jusqu’à son dernier souffle. Il pensait qu’en mettant bout à bout tous ses dessins, «on irait d’Elephant Feet à Shanto en passant par l’ancien sentier navajo». L’ultime planche, datée du 25 juin 1944, est émouvante: à la dernière case, Ofissa Pupp porte le Kat sauvé de la noyade mais sans connaissance.
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