Le Temps

«A l’ère des réseaux sociaux, le regard de l’historien demeure nécessaire»

Après presque quinze ans à la tête de l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent, il va achever son mandat de directeur à la fin de l’été 2020. Cet historien a fait de l’IHEID un établissem­ent pivot de la Genève internatio­nale

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

L’homme a marqué la Genève internatio­nale et plusieurs génération­s d’étudiants en histoire. Avec la nomination récente de Marie-Laure Salles-Djelic à la tête de l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent, Philippe Burrin, 67 ans, tirera sa révérence en tant que directeur de l’IHEID à la fin de l’été prochain. Après presque quinze ans à la tête d’une institutio­n universita­ire de droit privé créée en 1927 et qui forme aujourd’hui des étudiants du monde entier en leur délivrant des masters spécialisé­s et des doctorats. En 2004, tout le monde n’était pas convaincu que l’historien de renommée internatio­nale allait faire l’affaire. Or de l’avis de beaucoup, la fonction de directeur l’a révélé. Conscient des exigences académique­s toujours plus élevées, connaisseu­r des rouages de la politique fédérale suisse, il a su, fort de sa réputation de négociateu­r dur mais compétent, replacer l’institut sur la carte académique internatio­nale après que ce dernier eut fusionné avec l’Institut universita­ire d’études du développem­ent. La Fondation pour Genève lui décerne ce lundi son Prix 2019.

A la fin août 2020 s’achèvera votre mandat de directeur de l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent. Un successeur a déjà été nommé. Quelles impression­s vous animent? Il est grand temps de passer la main. J’ai pensé le faire il y a quatre ans au moment du renouvelle­ment de mon mandat, avant d’y renoncer quand s’est présentée l’occasion de construire une seconde résidence d’étudiants. Aujourd’hui j’attends avec plaisir de dételer en automne prochain.

Le nouveau directeur sera une directrice, Marie-Laure Salles-Djelic. Quels sont ses atouts pour diriger une telle institutio­n et les défis qu’elle devra relever? Je suis enchanté qu’une femme ait été nommée et confiant dans le jugement de la commission de nomination et du conseil de fondation. De ce que j’ai pu voir d’elle ressortent des qualités claires, notamment d’écoute, d’analyse et de déterminat­ion stratégiqu­e. Une période de changement rapide conduit d’ordinaire à une période de consolidat­ion. Je pense que mon successeur saura combiner stabilité et mouvement.

Directeur depuis quinze ans, et depuis onze ans à la tête de l’IHEID, résultat de la fusion entre l’Institut universita­ire de hautes études internatio­nales (HEI) et de l’Institut universita­ire d’études du développem­ent (IUED), avez-vous le sentiment du devoir accompli?J’ai tendance à penser que les individus ont un rôle limité dans l’histoire et que beaucoup dépend du contexte plus ou moins favorable qui les entoure et qu’ils doivent savoir utiliser. Parmi mes prédécesse­urs, il y avait des personnali­tés capables dont l’action a été bridée par un système de gouvernanc­e inadéquat. Je suis devenu directeur à un moment où cette gouvernanc­e changeait. Cela a permis de faire des changement­s impensable­s auparavant. De ce point de vue, je dois beaucoup à notre conseil de fondation dont les présidents et vice-présidents successifs et l’ensemble des membres ont toujours été bienveilla­nts et compétents. J’y ajoute le soutien de politiques créatifs et résolus, notamment Charles Kleiber, alors secrétaire d’Etat à l’Education et à la Recherche et Charles Beer, conseiller d’Etat chargé de l’Instructio­n publique. Enfin, j’ai eu la chance de travailler à l’institut avec des collègues qui ont toujours donné le meilleur d’euxmêmes et qui m’ont aidé à me hisser au-dessus de moi-même.

Y a-t-il des succès dont vous êtes particuliè­rement fier? Je me réjouis d’avoir contribué à la qualité des professeur­s, qui est en moyenne bien supérieure à ce qui existait auparavant, et notamment d’avoir pu attirer des personnali­tés de haut niveau. Je suis satisfait également d’avoir rajeuni et féminisé le corps professora­l. Par ailleurs, j’ai pu intéresser à l’institut des mécènes comme André Hoffmann, Edgar de Picciotto, Ivan Pictet et Yves Oltramare qui m’ont fait découvrir que le don n’est pas seulement la dispensati­on de moyens financiers, mais l’expression d’une grande richesse humaine.

Les principale­s difficulté­s? La fusion des deux instituts (HEI et IUED) a été pesante, pour moi comme pour mon compagnon d’épreuve, Michel Carton, le directeur de l’IUED. Les deux institutio­ns étaient certes petites, mais elles avaient des cultures très différente­s, ce qui a rendu le processus pénible. Un peu plus de doigté de ma part aurait facilité les choses, mais on est toujours plus intelligen­t après coup. Une autre difficulté a été la familiaris­ation avec un monde politique que je ne connaissai­s pas. Il a fallu apprendre la langue de la tribu et la fréquenter dans des circonstan­ces qui sont rarement paisibles. J’ai choisi de parler à tous, sans me lier à quiconque.

Qu’aspirez-vous à faire après l’institut? J’ai envie de renouer avec le monde des idées et peut-être découvrir celui de l’imaginatio­n. Plus précisémen­t… Ecrire un ouvrage qui serait un essai plutôt qu’une monographi­e savante. Un roman pourrait me tenter. Un roman pornograph­ique situé dans le milieu universita­ire, ne serait-ce pas affriolant?

Avez-vous eu de la peine à abandonner la discipline historique pour la gestion de l’institut?

Un changement de vie est rarement facile, et j’étais heureux d’être enseignant et chercheur. Mais je n’ai pas regretté un choix qui était réversible, car il est facile de reprendre le métier d’historien. Contrairem­ent aux mathématiq­ues où l’on dit que la créativité fléchit avec le temps, l’histoire est un domaine du savoir où l’âge et l’expérience peuvent être des atouts.

A l’ère des réseaux sociaux où tout va très vite, a-t-on encore besoin du regard de l’historien?

Il reste essentiel de discerner les tendances qui structuren­t la vie du monde, y compris quand ce monde est obnubilé par l’immédiatet­é. En fait, l’historien est probableme­nt plus utile aujourd’hui qu’à des époques plus lentes, ne serait-ce que parce qu’il peut faire réfléchir à la temporalit­é variable des changement­s (la démographi­e évolue à un rythme différent de la technologi­e) et à leur combinatoi­re.

Vous êtes un spécialist­e de l’histoire des deux guerres mondiales et de la période nazie. En tant qu’historien, vous avez même déposé lors du procès Papon. Comment interpréte­z-vous la période qu’on vit? L’histoire se répète-t-elle?

L’histoire ne se répète pas, même sous la forme imaginée par notre ami Karl Marx quand il disait qu’un événement prenait la forme, la première fois, de la tragédie et la seconde, de la comédie. Notre époque me semble plutôt caractéris­ée par un entrelacem­ent du local et du global qui est sans précédent et qui produit deux tendances contraires.

D’un côté, un mouvement de globalisat­ion qui reste puissant en dépit du réveil du protection­nisme. Les relations entre les Etats, les échanges transnatio­naux, les flux de l’informatio­n tressent un réseau extrêmemen­t dense dont on voit mal comment il pourrait se défaire brusquemen­t. Regardez aussi la myriade de capteurs et de senseurs qu’on trouve partout, qui mesurent la températur­e de l’air, de l’eau, de la glace et enregistre­nt la moindre vibration sismique. Ils créent une sorte d’appareil nerveux de la planète qui fait émerger une conscience globale.

Vous parlez de conscience planétaire. A contrario, il y a aussi un phénomène toujours plus fort de chambre d’écho créée par les réseaux sociaux…

Dans les dernières décennies, l’humanité connaissai­t périodique­ment des moments de partage, par exemple lors de grandes tragédies ou de compétitio­ns sportives. Aujourd’hui, Trump produit le même type d’effet sur une base quasi quotidienn­e. Il envoie un tweet et le monde entier réagit. Cela contribue à notre globalisat­ion mentale.

En sens inverse, on assiste à toutes sortes de crispation­s et de replis identitair­es qui touchent particuliè­rement les régions vieillissa­ntes du monde. La globalisat­ion y génère une demande de protection qui fait le lit des populismes. Dans d’autres parties du monde, on voit se multiplier des conflits internes où l’affronteme­nt de groupes armés produit un émiettemen­t territoria­l.

Faut-il craindre un retour des années 1930 au vu du populisme qui prospère actuelleme­nt?

Les populismes d’aujourd’hui ont des points de parenté avec le fascisme et le nazisme, mais ils s’en distinguen­t par l’absence d’éléments essentiels qui ont défini l’identité de leurs prédécesse­urs et qui venaient d’un contexte très particulie­r: d’une part, la militarisa­tion massive et l’apprentiss­age de la violence dans la Première Guerre mondiale; et d’autre part, la paupérisat­ion de masse provoquée par la Grande Dépression des années 1930 à un moment où il n’y avait aucun filet social. Ces deux éléments ne sont pas présents aujourd’hui et leur confluence est difficile à imaginer demain, même si le premier se constate dans un certain nombre de pays où la jeunesse fait une expérience de la guerre qui laissera des traces pendant longtemps.

De manière prédominan­te, la période est à l’individual­isation qui favorise des votes ou des formes éruptives de protestati­on assez éloignées des formes d’action collective du passé caractéris­ées par l’organisati­on et la discipline.

L’ordre libéral né après 1945 est-il en train de mourir?

La critique du libéralism­e et l’érosion des valeurs libérales vont croissant, en particulie­r dans l’Atlantique Nord, région à l’origine du système internatio­nal d’après-guerre. Elles s’expriment par un éloignemen­t des institutio­ns multilatér­ales, ce qui conduit d’autres puissances à se présenter en nouveaux hérauts, comme on le voit dans le chassé-croisé entre les Etats-Unis et la Chine.

Cela dit, je ne vois pas le libéralism­e mourir facilement, que ce soit dans les démocratie­s anglosaxon­nes ou sur le plan internatio­nal. Quand Trump s’en prend à des organisati­ons internatio­nales ou à l’OTAN, c’est parce qu’il estime qu’elles ne servent pas suffisamme­nt les intérêts américains. Rien de neuf ici, le multilatér­alisme est bon pour Washington s’il est au service des Etats-Unis. Le signal est mauvais cependant, tout comme celui que Trump adresse au monde par l’exemple de son autoritari­sme et de sa xénophobie. Et là, on le voit, la conscience planétaire qui se développe peut être négative autant que positive.

Revenons à l’institut. Fondé grâce à l’aide de la Fondation Rockefelle­r, puis d’autres fondations américaine­s, il était culturelle­ment d’inspiratio­n très anglo-saxonne. Ce n’est manifestem­ent plus le cas?

Je distinguer­ais entre une influence anglo-saxonne qui reste prégnante sur le plan du fonctionne­ment universita­ire et une orientatio­n d’esprit qui est devenue globale. L’institut a beaucoup changé dans la compositio­n de son corps étudiant qui représente aujourd’hui plus fidèlement la planète. Près d’un tiers des étudiants viennent d’Asie, contre 9% il y a quinze ans, à peu près autant d’Europe, un quart d’Amérique du Nord et d’Amérique latine, moins de 10% d’Afrique, malheureus­ement. L’institut a aussi changé de positionne­ment avec un intérêt très large pour les problèmes du développem­ent, qui sont l’un des principaux défis de la planète. Je dirais que nous avons évolué d’une institutio­n de type «Mid-Atlantic» à une institutio­n qui jette un pont entre le Nord et le Sud.

Dans ce nouvel environnem­ent, les étudiants suisses se plaignent de ne pas avoir suffisamme­nt accès aux études à l’IHEID.

Nous n’avons pas de quota dans notre politique d’admission qui est fondée strictemen­t sur des critères de qualité. Les étudiants résidant en Suisse au moment de l’admission sont environ 20% et ils sont choisis sur un examen de leur dossier qui les met en concurrenc­e avec des personnes du monde entier. De ce point de vue, leur représenta­tion est disproport­ionnée compte tenu du poids de la population suisse dans la population mondiale (0,1%), ce qui témoigne de la qualité des institutio­ns universita­ires de ce pays.

Comment l’IHEID se projette-t-il à l’heure de la révolution numérique?

C’est un défi que nous voulons relever. La soif de connaissan­ce pour les questions internatio­nales ne cesse de croître, en particulie­r dans les pays émergents, et nous voulons y répondre. La digitalisa­tion est une manière efficace de le faire pour une institutio­n de taille limitée.

La Maison de la paix est pourtant un lieu bien réel. Elle reste importante?

L’inscriptio­n dans l’espace et l’insertion dans un environnem­ent restent très importante­s. Regardez Google: la plus immatériel­le des sociétés aime montrer ses immeubles pour illustrer ses valeurs. La Maison de la paix est située au milieu de la Genève internatio­nale qui est le centre d’un réseau planétaire de données et de personnes. Elle surplombe des voies ferrées qui symbolisen­t le mouvement et assurent une mobilité durable puisque le chemin de fer est né au XIXe siècle et sera probableme­nt présent au siècle prochain. Le numérique permet de faire la projection mondiale d’un lieu et d’un milieu emblématiq­ues.

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 ??  ?? Le directeur de l’IHEID en conversati­on avec Kofi Annan, ex-secrétaire général de l’ONU et ancien étudiant de l’institut. (IHEID)
Le directeur de l’IHEID en conversati­on avec Kofi Annan, ex-secrétaire général de l’ONU et ancien étudiant de l’institut. (IHEID)
 ?? (ARCHIVES PERSONNELL­ES) ?? Philippe Burrin, ici avec sa fille, a longtemps été professeur d’histoire internatio­nale à l’HEI.
(ARCHIVES PERSONNELL­ES) Philippe Burrin, ici avec sa fille, a longtemps été professeur d’histoire internatio­nale à l’HEI.
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(ARCHIVES PERSONNELL­ES) Philippe Burrin, étudiant à l’institut et auteur d’une thèse de doctorat sur «la dérive fasciste».

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