La présence militaire française en Afrique en question
La France pleure aujourd’hui ses morts du Sahel, promet un combat «sans répit», et dans le deuil refuse de s’interroger. Toutes les interventions armées de l’Occident sont désormais contre-productives
L’Occident est négligent. Il perd tout. En 1949, quand Mao Tsé-toung triomphait à Pékin et que leur protégé, le généralissime Tchang Kaï-chek, se réfugiait à Taïwan, les Américains ont commencé à poser cette question, bientôt récurrente: «Qui a perdu la Chine?» Ensuite ce fut le Vietnam, en deux temps, 1954 et 1975: qui l’avait perdu, entendait-on à Paris et à Washington. Puis l’Algérie. Maintenant, l’Afghanistan, la Libye, le Levant… Près de trente ans après l’effondrement de l’URSS, dans un autre registre, la même question vient aux lèvres des pays de l’Alliance atlantique: «Qui a perdu la Russie?»
Et aujourd’hui, le jour où la France se recueille devant les cercueils des soldats tués dans la collision meurtrière de deux hélicoptères de combat frôlant le Sahel, l’interrogation se murmure: qui perd l’Afrique?
Longtemps, l’Europe élargie à l’Amérique du Nord a rayonné sans souci grâce à la supériorité de ses armes. Elle n’a pas perdu l’outil militaire, rendu plus redoutable encore pas les progrès technologiques, mais son efficacité semble inversement proportionnelle à ces développements: il y a – c’est d’autant plus évident dans le désert – des grains de sable dans les engrenages. Ça patine, et – est-ce étrange? – c’est à ce moment-là justement que les hommes refilent aux femmes le fardeau. Les chefs de la défense deviennent des cheffes. En Allemagne, Annegret Kramp-Karrenbauer succède à Ursula von der Leyen au Ministère des armées. En Italie, les fiers nationalistes avaient confié la défense à Elisabetta Trenta. En Suisse, c’est à la chefin Viola Amherd qu’on fait courir le risque d’une nouvelle claque sur le dossier des avions de combats. Et en France, après Sylvie Goulard, Florence
Parly revêt le treillis pour aller encourager ou consoler les soldats déployés dans le Sahel, et promettre à la nation, après la chute des hélicoptères, un combat «sans répit» contre les ennemis des sables.
Sans répit? Tout avait commencé en 2012 dans la confiance virile. Une colonne de djihadistes et de Touareg cherchant l’indépendance du nord Mali descendait sur la capitale. Pour éviter un désastre, l’armée française avait foncé, et François Hollande, chef de guerre rondouillard, avait été acclamé à Bamako. Début optimiste, selon un scénario déjà déroulé naguère au Vietnam, à Alger, à Kaboul ou en Irak. Puis les difficultés, comme ailleurs, sont venues. Afin de mater dans l’immensité sahélienne et cinq pays une insurrection qui diffuse comme l’huile sur la mer, deux opérations militaires («Serval» pour sauver Bamako, «Epervier» pour protéger le Tchad) ont été fondues en un croissant dans le sable, «Barkhane».
Six ans ont passé. Des dizaines de soldats français sont morts, des centaines de soldats africains, des milliers de civils. De l’autre côté, on ne sait pas. La France, qui a désormais déployé 4500 hommes et 500 véhicules blindés, se sent seule dans le désert et appelle à l’aide. Les Américains donnent des renseignements. Quelques Européens réticents envoient de petits renforts, mais Paris en veut plus, disant qu’il en va de la sécurité du continent. Les guérilleros des sables menaçant l’Europe… Qui le croit? Mais les attentats passés et le discours inflammable sur l’islam font taire les doutes et les questions. Jusqu’au jour peut-être où la guerre là-bas amènera des représailles ici, en même temps qu’elle stimulera l’émigration…
Sur le terrain, l’allant initial a fait place, comme ailleurs et naguère, à un pessimisme camouflé. Des soldats anonymes disent qu’on les envoie dans des «coins pourris». Des analystes avertis notent que les armées contrôlent plus ou moins les villes et leurs camps, mais que les groupes rassemblés sous le drapeau du djihad sont «maîtres de la brousse». Et leur audace augmente: début novembre, ils ont submergé une base malienne, à Indelimane, près de la frontière nigérienne, tuant des dizaines de soldats. La guerre accroît la désolation et le désoeuvrement. Les djihadistes – comme poissons dans l’eau, disait l’autre – connaissent les villages, les langues, les ethnies, les clans, en jouent, répétant que leur modèle fondé sur l’unification religieuse est le meilleur, et ils savent où recruter, contre l’Etat absent et corrompu.
Le pourrissement dans la brousse amène aussi de la hargne dans les villes. Hollande ne serait plus acclamé à Bamako. Retour de l’ancienne puissance coloniale, et la guerre en plus? «Que font tous ces soldats étrangers chez nous, demandait un quotidien malien, s’ils ne peuvent pas nous aider à lutter efficacement contre le terrorisme?»
Ce scepticisme s’entend aussi à Paris, et même dans la bouche du patron des armées, le général François Lecointre: «Je pense malheureusement que les conditions d’une extension de la déstabilisation de la zone sont réunies», disait-il au début de l’été devant des députés. Il ne le répéterait pas aujourd’hui que la France compte ses morts. Le moment est au «combat sans répit», que promet la ministre. A Jean-Luc Mélenchon qui souhaite l’ouverture d’un débat sur l’intervention sahélienne, on répond que le moment est mal choisi.
Et personne n’oserait ironiser sur ces hélicoptères qui s’autodétruisent pendant que les combattants des sables s’enfuient à mobylette. Signe des temps: la force (des armes) devient faiblesse. C’est ce que montre, depuis plus d’un demi-siècle, le temps long de notre histoire. Le lent effacement de la domination occidentale et l’éveil des anciens dominés rendent suspectes, et finalement contre-productives, toutes nos interventions armées.
La Chine, nouvelle puissance africaine, soupçonnée de visées quasi coloniales, construit des ponts, des routes, des voies de chemin de fer, creuse la terre à la recherche de métaux et de fluides. On a raison de s’inquiéter de son sans-gêne et de ses empiétements mercantiles. Mais les ingénieurs, à la différence des militaires, ne tuent pas. Est-ce si difficile à comprendre?n
Et personne n’oserait ironiser sur ces hélicoptères qui s’autodétruisent pendant que les combattants des sables s’enfuient à mobylette