Sexe et drogues de synthèse, un mariage explosif et addictif
GHB, Méthamphétamines, cathinones de synthèse et… sexe. Une combinaison qui fait des adeptes, notamment au sein de la communauté gay, et questionne les professionnels de la santé. Bienvenue dans le petit monde des «chemsexeurs»
Pour Loïc*, 47 ans, tout a commencé par un rendez-vous avec un jeune homme séduisant, après quelques échanges via une application de rencontres. Un rendez-vous qui s’est révélé double: Loïc n’a pas seulement fait la connaissance d’un autre corps, il a également fait celle de la «3-MMC» proposée par son partenaire d’un soir. Il n’avait jamais pris de drogues mais ne voulait pas «mourir idiot». La 3-méthylmethcathinone est une molécule de synthèse dérivée de la cathinone; une drogue psychostimulante qui amplifie le désir, évacue tout sentiment de fatigue, décuple les sensations. «On est en résonance totale avec l’autre. Je n’imaginais pas que cela puisse exister. On est soi 2.0», conte-t-il. Vingt-quatre heures d’orgasmes ininterrompus et 2 grammes de poudre plus tard, Loïc n’avait qu’une envie: recommencer.
Il est ainsi devenu accro au «chemsex» – contraction de «chemical» (substance chimique) et sexe – soit des «rencontres à visée sexuelle avec prise de substances psychotropes multiples», définit Stéphane With-Augustin, chargé de cours en faculté de psychologie à l’Unige et psychologue intervenant au sein du Checkpoint Vaud (centre de santé sexuelle pour les hommes gays ainsi que les personnes trans). Les substances psychoactives utilisées la plupart du temps durant les «sessions» de chemsex sont le GHB, les méthamphétamines et les cathinones pour leurs effets stimulants et désinhibiteurs, les usagers cherchant avant tout un «lâcher prise et des performances prolongées», souvent accompagnées d’alcool, de substances stimulatrices de l’érection et d’autres drogues comme l’ecstasy ou la cocaïne.
Phénomène préoccupant
Stéphane With-Augustin a mis sur pied, le 7 novembre dernier, une journée scientifique à destination des professionnels de la santé et du social dédiée à cette problématique qui touche surtout la communauté gay. Pourquoi elle plus que les autres, alors qu’on sait que sexualité et substances diverses ont fait bon ménage dès l’Antiquité, toutes les orientations sexuelles confondues?
Les experts n’offrent pas de réponse affirmative. Le chemsex s’inscrirait dans le sillage de la consommation d’ecstasy, poppers et cocaïne populaires au sein de la communauté homosexuelle dans les années 1970, suivie d’un renouvellement des substances de synthèse au début des années 2000 avec l’apparition des cathinones. C’est d’ailleurs à cette période que le mot «chemsex» a été formulé par David Stuart, ancien adepte aujourd’hui responsable du service «chemsex support» dans une clinique de santé sexuelle londonienne, invité à Genève dans le cadre de cet événement.
A l’instar des usagers rencontrés, la littérature sur le sujet souligne que l’émergence des applications mobiles de rencontres du type «Grindr» a aussi facilité ce type d’expériences, avec des profils affichant explicitement leur quête de «plans chems.» «La première fois que j’en ai entendu parler, c’était en 2012, depuis Londres, Berlin… Je me disais que cela arrivait dans les grandes capitales. Au fur et à mesure, j’ai réalisé que de plus en plus de gens venaient me voir avec des problématiques liées à ces pratiques», résume Stéphane With-Augustin. Le «chemsex» a fait couler de l’encre en 2018 à Lyon notamment, après que le constat d’une vingtaine de décès en un an, liés à cette pratique. Une campagne de sensibilisation a suivi, atteignant son paroxysme avec le tournage d’un film baptisé Chemsexeur.
Il est toutefois impossible de constater une évolution, car les premières données complètes sur la sexualité des hommes gays incluant la consommation de drogues en contexte sexuel viennent seulement de sortir: l’étude EMIS-2017 a été menée dans 50 pays sur un panel de 144259 individus âgés de 16 à 85 ans, dont 3383 Suisses. La pratique du chemsex concernerait moins de 10% des sondés. Vanessa Christinet, médecin responsable du Checkpoint Vaud, tient à souligner que «bien que leur consommation soit supérieure à celle de la population générale, la majorité des gays ne prennent pas de drogues. La consommation problématique de substances dans le cadre du chemsex est marginale, mais comme la pratique peut mener à des choses extrêmement graves, il s’agit tout de même d’un problème de santé publique. On ne peut pas l’ignorer.»
Pour beaucoup de chemsexeurs, la consommation demeure contrôlée, ponctuelle et «récréative». Les risques sont cependant présents et variés, et, parfois, ouvrent la voie à une réelle descente aux enfers. Pour Loïc, cela s’est traduit par une addiction immédiate à la 3-MMC. «J’avais découvert un nouveau monde, ma sexualité durait des heures. Je ne voulais pas qu’on m’enlève ça! A un moment donné, la drogue devient une fin en soi. Elle assure d’atteindre l’orgasme alors que la sexualité est un moyen. J’ai fait l’erreur colossale de passer à l’injection. Un flash jouissif.» Lors des «soirées chems», souvent en groupe, on parle de «slam» lorsque les uns et les autres s’injectent un produit – une pratique elle aussi érotisée. Mais parfois, petit à petit, il n’y a plus besoin de partenaires; le mélange de substances remplace les corps.
C’est aussi la malheureuse expérience de Claude*, qui s’abstient aujourd’hui de drogues et de sexe (l’un appelant l’autre). La première fois qu’il a ingéré de la 3-MMC, c’était tout seul, après en avoir commandé par curiosité. Il décrit un besoin «incroyable» et immédiat d’avoir un rapport sexuel. Mais au fil du temps et des soirées entre chemsexeurs, il déchante. «On n’est jamais satisfait, on en veut toujours plus. On peut être plusieurs, il peut se passer dix minutes de rapports sexuels et après, pendant trois heures, chacun va chercher d’autres mecs sur les applications respectives. C’est obsessionnel. Il vaut mieux être seul chez soi et se faire plaisir (ndlr: avec ses doses) que de passer sa soirée seul en groupe».
Mais l’addiction n’est de loin pas «la seule ni la plus fréquente» des complications liées au chemsex, rappelle Stéphane With-Augustin. Parmi elles, la «simple» impossibilité de concevoir un rapport sexuel sobre, les risques de contraction du VIH, d’autres infections sexuellement transmissibles et de l’hépatite C, comme les dangers inhérents à la poly-consommation. «Et comment évaluer le consentement de l’autre quand vous-même êtes sous les effets de psychotropes?» s’interroge le psychologue.
Le malaise des spécialistes
Mêlant sexualité et consommation de substances, le chemsex est donc un objet difficile à appréhender, également pour les acteurs de la santé et du social. Sexologie? Addictologie? Les spécialistes se renvoient la balle. «Ce sont des traditions et des motivations différentes. Beaucoup d’addictologues ne sont pas forcément à l’aise avec le fait de parler de sexualité, et les professionnels de la santé sexuelle sont peu armés face aux addictions», précise Stéphane With-Augustin.
«J’avais découvert un nouveau monde, ma sexualité durait des heures»
UN ANCIEN «CHEMSEXEUR»
Au pic de sa «défonce», il avait enchaîné 96 heures sans manger ni dormir, en se piquant et en se rendant tout de même au travail
Sa collègue Vanessa Christinet observe également l’influence de certains préjugés quant à la sexualité gay: «Dans le domaine médical, je pense que la plupart des médecins n’ont pas de problème par rapport à l’homosexualité en tant que telle, plutôt par rapport à un type de sexualité concernant plus fréquemment les hommes gays (partenaires multiples, sexe en groupe, etc.). Beaucoup de professionnels vont parler aux patients en se référant à leurs propres valeurs qui, souvent, ne correspondent pas au vécu de la personne suivie. Cela peut être ressenti comme stigmatisant et induire une autocensure.» Dans le cadre d’une prise en charge, il n’y a donc pas que le malaise face à une problématique transversale; la crainte de la stigmatisation et le déni peuvent peser dans la balance et compliquer l’accès à l’aide dont un chemsexeur pourrait avoir besoin. «Les pratiquants pour qui cela devient dangereux ne vont pas surgir dans un centre de santé sexuelle en disant «j’ai un problème de chemsex!» relèvet David Stuart.
Il s’agit, dès lors, pour les travailleurs sociaux et les professionnels des centres de santé sexuelle, d’élaborer des méthodes de prévention et de réduction des risques subtiles pour que les adeptes évaluent bien leur consommation et les problèmes auxquels ils s’exposent. Stéphane With-Augustin et son équipe souhaitent diffuser un outil pour les praticiens de premier recours, baptisé RIB (repérer et intervenir brièvement) – un schéma type de questions non intrusives qui permettent d’évaluer la consommation d’un individu, les risques qu’il encourt et afin de l’aider en conséquence.
«Je pense qu’une partie de la solution viendra surtout des pairs qui veulent faire de la réduction des risques», souligne enfin Vanessa Christinet. A Zurich, des thérapies de groupe se mettent en place pour la problématique du chemsex, mais pas en Suisse romande. Claude aimerait qu’un groupe «d’auto-support» voie le jour, pour éviter à d’autres d’imiter sa descente aux enfers. Il est abstinent depuis une cinquantaine de jours, étroitement suivi après deux hospitalisations.
Au pic de sa «défonce», en février dernier, il avait enchaîné 96 heures sans manger ni dormir, en se rendant tout de même au travail et en se piquant régulièrement. Il s’est endormi au volant et a terminé dans un champ, miraculeusement indemne. C’est juste après qu’il est allé voir sa psychologue et lui a tout raconté. Loïc, de son côté, est suivi par un addictologue: «La drogue titille toujours mon cerveau reptilien, je travaille à retrouver une sexualité saine entre sensation et émotions. C’est difficile mais, dans mes relations, j’essaie de revenir à des choses simples, comme apprécier un sourire.»
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