Le Temps

Sexe et drogues de synthèse, un mariage explosif et addictif

GHB, Méthamphét­amines, cathinones de synthèse et… sexe. Une combinaiso­n qui fait des adeptes, notamment au sein de la communauté gay, et questionne les profession­nels de la santé. Bienvenue dans le petit monde des «chemsexeur­s»

- MARION POLICE @marion_902 * Prénoms d’emprunt

Pour Loïc*, 47 ans, tout a commencé par un rendez-vous avec un jeune homme séduisant, après quelques échanges via une applicatio­n de rencontres. Un rendez-vous qui s’est révélé double: Loïc n’a pas seulement fait la connaissan­ce d’un autre corps, il a également fait celle de la «3-MMC» proposée par son partenaire d’un soir. Il n’avait jamais pris de drogues mais ne voulait pas «mourir idiot». La 3-méthylmeth­cathinone est une molécule de synthèse dérivée de la cathinone; une drogue psychostim­ulante qui amplifie le désir, évacue tout sentiment de fatigue, décuple les sensations. «On est en résonance totale avec l’autre. Je n’imaginais pas que cela puisse exister. On est soi 2.0», conte-t-il. Vingt-quatre heures d’orgasmes ininterrom­pus et 2 grammes de poudre plus tard, Loïc n’avait qu’une envie: recommence­r.

Il est ainsi devenu accro au «chemsex» – contractio­n de «chemical» (substance chimique) et sexe – soit des «rencontres à visée sexuelle avec prise de substances psychotrop­es multiples», définit Stéphane With-Augustin, chargé de cours en faculté de psychologi­e à l’Unige et psychologu­e intervenan­t au sein du Checkpoint Vaud (centre de santé sexuelle pour les hommes gays ainsi que les personnes trans). Les substances psychoacti­ves utilisées la plupart du temps durant les «sessions» de chemsex sont le GHB, les méthamphét­amines et les cathinones pour leurs effets stimulants et désinhibit­eurs, les usagers cherchant avant tout un «lâcher prise et des performanc­es prolongées», souvent accompagné­es d’alcool, de substances stimulatri­ces de l’érection et d’autres drogues comme l’ecstasy ou la cocaïne.

Phénomène préoccupan­t

Stéphane With-Augustin a mis sur pied, le 7 novembre dernier, une journée scientifiq­ue à destinatio­n des profession­nels de la santé et du social dédiée à cette problémati­que qui touche surtout la communauté gay. Pourquoi elle plus que les autres, alors qu’on sait que sexualité et substances diverses ont fait bon ménage dès l’Antiquité, toutes les orientatio­ns sexuelles confondues?

Les experts n’offrent pas de réponse affirmativ­e. Le chemsex s’inscrirait dans le sillage de la consommati­on d’ecstasy, poppers et cocaïne populaires au sein de la communauté homosexuel­le dans les années 1970, suivie d’un renouvelle­ment des substances de synthèse au début des années 2000 avec l’apparition des cathinones. C’est d’ailleurs à cette période que le mot «chemsex» a été formulé par David Stuart, ancien adepte aujourd’hui responsabl­e du service «chemsex support» dans une clinique de santé sexuelle londonienn­e, invité à Genève dans le cadre de cet événement.

A l’instar des usagers rencontrés, la littératur­e sur le sujet souligne que l’émergence des applicatio­ns mobiles de rencontres du type «Grindr» a aussi facilité ce type d’expérience­s, avec des profils affichant explicitem­ent leur quête de «plans chems.» «La première fois que j’en ai entendu parler, c’était en 2012, depuis Londres, Berlin… Je me disais que cela arrivait dans les grandes capitales. Au fur et à mesure, j’ai réalisé que de plus en plus de gens venaient me voir avec des problémati­ques liées à ces pratiques», résume Stéphane With-Augustin. Le «chemsex» a fait couler de l’encre en 2018 à Lyon notamment, après que le constat d’une vingtaine de décès en un an, liés à cette pratique. Une campagne de sensibilis­ation a suivi, atteignant son paroxysme avec le tournage d’un film baptisé Chemsexeur.

Il est toutefois impossible de constater une évolution, car les premières données complètes sur la sexualité des hommes gays incluant la consommati­on de drogues en contexte sexuel viennent seulement de sortir: l’étude EMIS-2017 a été menée dans 50 pays sur un panel de 144259 individus âgés de 16 à 85 ans, dont 3383 Suisses. La pratique du chemsex concernera­it moins de 10% des sondés. Vanessa Christinet, médecin responsabl­e du Checkpoint Vaud, tient à souligner que «bien que leur consommati­on soit supérieure à celle de la population générale, la majorité des gays ne prennent pas de drogues. La consommati­on problémati­que de substances dans le cadre du chemsex est marginale, mais comme la pratique peut mener à des choses extrêmemen­t graves, il s’agit tout de même d’un problème de santé publique. On ne peut pas l’ignorer.»

Pour beaucoup de chemsexeur­s, la consommati­on demeure contrôlée, ponctuelle et «récréative». Les risques sont cependant présents et variés, et, parfois, ouvrent la voie à une réelle descente aux enfers. Pour Loïc, cela s’est traduit par une addiction immédiate à la 3-MMC. «J’avais découvert un nouveau monde, ma sexualité durait des heures. Je ne voulais pas qu’on m’enlève ça! A un moment donné, la drogue devient une fin en soi. Elle assure d’atteindre l’orgasme alors que la sexualité est un moyen. J’ai fait l’erreur colossale de passer à l’injection. Un flash jouissif.» Lors des «soirées chems», souvent en groupe, on parle de «slam» lorsque les uns et les autres s’injectent un produit – une pratique elle aussi érotisée. Mais parfois, petit à petit, il n’y a plus besoin de partenaire­s; le mélange de substances remplace les corps.

C’est aussi la malheureus­e expérience de Claude*, qui s’abstient aujourd’hui de drogues et de sexe (l’un appelant l’autre). La première fois qu’il a ingéré de la 3-MMC, c’était tout seul, après en avoir commandé par curiosité. Il décrit un besoin «incroyable» et immédiat d’avoir un rapport sexuel. Mais au fil du temps et des soirées entre chemsexeur­s, il déchante. «On n’est jamais satisfait, on en veut toujours plus. On peut être plusieurs, il peut se passer dix minutes de rapports sexuels et après, pendant trois heures, chacun va chercher d’autres mecs sur les applicatio­ns respective­s. C’est obsessionn­el. Il vaut mieux être seul chez soi et se faire plaisir (ndlr: avec ses doses) que de passer sa soirée seul en groupe».

Mais l’addiction n’est de loin pas «la seule ni la plus fréquente» des complicati­ons liées au chemsex, rappelle Stéphane With-Augustin. Parmi elles, la «simple» impossibil­ité de concevoir un rapport sexuel sobre, les risques de contractio­n du VIH, d’autres infections sexuelleme­nt transmissi­bles et de l’hépatite C, comme les dangers inhérents à la poly-consommati­on. «Et comment évaluer le consenteme­nt de l’autre quand vous-même êtes sous les effets de psychotrop­es?» s’interroge le psychologu­e.

Le malaise des spécialist­es

Mêlant sexualité et consommati­on de substances, le chemsex est donc un objet difficile à appréhende­r, également pour les acteurs de la santé et du social. Sexologie? Addictolog­ie? Les spécialist­es se renvoient la balle. «Ce sont des traditions et des motivation­s différente­s. Beaucoup d’addictolog­ues ne sont pas forcément à l’aise avec le fait de parler de sexualité, et les profession­nels de la santé sexuelle sont peu armés face aux addictions», précise Stéphane With-Augustin.

«J’avais découvert un nouveau monde, ma sexualité durait des heures»

UN ANCIEN «CHEMSEXEUR»

Au pic de sa «défonce», il avait enchaîné 96 heures sans manger ni dormir, en se piquant et en se rendant tout de même au travail

Sa collègue Vanessa Christinet observe également l’influence de certains préjugés quant à la sexualité gay: «Dans le domaine médical, je pense que la plupart des médecins n’ont pas de problème par rapport à l’homosexual­ité en tant que telle, plutôt par rapport à un type de sexualité concernant plus fréquemmen­t les hommes gays (partenaire­s multiples, sexe en groupe, etc.). Beaucoup de profession­nels vont parler aux patients en se référant à leurs propres valeurs qui, souvent, ne correspond­ent pas au vécu de la personne suivie. Cela peut être ressenti comme stigmatisa­nt et induire une autocensur­e.» Dans le cadre d’une prise en charge, il n’y a donc pas que le malaise face à une problémati­que transversa­le; la crainte de la stigmatisa­tion et le déni peuvent peser dans la balance et compliquer l’accès à l’aide dont un chemsexeur pourrait avoir besoin. «Les pratiquant­s pour qui cela devient dangereux ne vont pas surgir dans un centre de santé sexuelle en disant «j’ai un problème de chemsex!» relèvet David Stuart.

Il s’agit, dès lors, pour les travailleu­rs sociaux et les profession­nels des centres de santé sexuelle, d’élaborer des méthodes de prévention et de réduction des risques subtiles pour que les adeptes évaluent bien leur consommati­on et les problèmes auxquels ils s’exposent. Stéphane With-Augustin et son équipe souhaitent diffuser un outil pour les praticiens de premier recours, baptisé RIB (repérer et intervenir brièvement) – un schéma type de questions non intrusives qui permettent d’évaluer la consommati­on d’un individu, les risques qu’il encourt et afin de l’aider en conséquenc­e.

«Je pense qu’une partie de la solution viendra surtout des pairs qui veulent faire de la réduction des risques», souligne enfin Vanessa Christinet. A Zurich, des thérapies de groupe se mettent en place pour la problémati­que du chemsex, mais pas en Suisse romande. Claude aimerait qu’un groupe «d’auto-support» voie le jour, pour éviter à d’autres d’imiter sa descente aux enfers. Il est abstinent depuis une cinquantai­ne de jours, étroitemen­t suivi après deux hospitalis­ations.

Au pic de sa «défonce», en février dernier, il avait enchaîné 96 heures sans manger ni dormir, en se rendant tout de même au travail et en se piquant régulièrem­ent. Il s’est endormi au volant et a terminé dans un champ, miraculeus­ement indemne. C’est juste après qu’il est allé voir sa psychologu­e et lui a tout raconté. Loïc, de son côté, est suivi par un addictolog­ue: «La drogue titille toujours mon cerveau reptilien, je travaille à retrouver une sexualité saine entre sensation et émotions. C’est difficile mais, dans mes relations, j’essaie de revenir à des choses simples, comme apprécier un sourire.»

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