L’OTAN, un verrou dont Macron n’a pas les clés
L’Alliance atlantique célèbre ce mardi à Londres ses 70 ans. Un sommet anniversaire dominé par la crise déclenchée par la Turquie au Kurdistan, les questions sur son utilité stratégique, sa paralysie militaire et son incapacité à faire entendre raison à D
Fort de son image de président jeune, audacieux et mondialisé, le chef de l’Etat français a choisi de dresser le procès public de l’Alliance atlantique avant que celle-ci ne fête son 70e anniversaire au sommet de Londres qui s’ouvre aujourd’hui.
Son accusation, dans l’hebdomadaire britannique The Economist, était compréhensible par tous, alliés ou pas, militaires ou civils: jugée en état de «mort cérébrale», compte tenu du fossé transatlantique et de l’erratique comportement de la Turquie, la plus puissante coalition militaire mondiale court le risque, selon le locataire de l’Elysée, de perdre toute crédibilité dans la défense de l’Europe et dans la prévention des nouvelles menaces, de la cyberguerre au terrorisme.
Faire un tel constat correspond bien à la posture diplomatique macronienne, qui consiste à frapper fort et clair, en pariant que l’intendance et les réformes suivront. Sauf que la géopolitique n’est pas toujours un jeu de dominos. Aussi lourde à manier soitelle, l’Alliance atlantique reste, pour de nombreux pays européens, une assurance vie coûteuse mais indispensable. Même si la personnalité fantasque et le repli nationaliste de Donald Trump inquiètent, la plupart des 29 pays membres de l’OTAN continuent de penser que l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord, qui garantit l’intervention de tous si un allié est attaqué, vaut bien investissements militaires et vexations diplomatiques.
Mieux: plus l’on s’avance vers l’est, plus ce sentiment se renforce. D’autant que l’OTAN, il faut le reconnaître, a un bilan: 70 ans de paix sur le continent, et une capacité à encaisser, à la fin des années 1990, le choc de la dislocation de l’URSS et du pacte de Varsovie. L’implosion dans les Balkans après la désintégration de l’ex-Yougoslavie fut ensuite (lamentablement) circonscrite, et Al-Qaida traquée en Afghanistan. L’OTAN a certes fait beaucoup d’erreurs. La Russie a été en partie dangereusement flouée. Le bouclier a néanmoins fonctionné.
L’on peut donc, comme Emmanuel Macron, taper du poing sur la table. Mais pour l’heure, rien ne montre que ce dernier a un plan et un soutien suffisant pour avancer un quelconque agenda de réforme. Sa rhétorique est aussi gaullienne que ses moyens sont limités, voire inexistants, face à la domination militaire exercée par les Etats-Unis, tant la défense européenne autonome ressemble, à moyen terme, à un mirage. L’OTAN est un verrou militaire dont le président français n’a pas les clés. Il est fort probable qu’à Londres ses homologues américains et turcs ne se priveront pas de le lui rappeler.
Une assurance vie coûteuse mais indispensable
A quoi sert encore l’OTAN? La question, posée dans les années 1960 avec fracas par le général de Gaulle, est désormais brandie par son lointain successeur, Emmanuel Macron. Ulcéré par la décision unilatérale de Donald Trump de retirer les troupes américaines du Kurdistan syrien, aussitôt suivie par une offensive turque unanimement condamnée par les Européens (lire ci-dessous), le président français a préparé à sa façon le sommet de Watford, près de Londres, qui se tient ce mardi et ce mercredi: en prenant tous les alliés à témoin, via un entretien à The Economist. Son avis, formulé début novembre? «Nous devrons à un moment faire le bilan de l’Alliance. Ce qu’on est en train de vivre, c’est pour moi la mort cérébrale de l’OTAN […] qui, en tant que système, ne régule pas ses membres et se trouve au bord du précipice.» Un menu de discorde pour un sommet supposé célébrer une coalition militaire septuagénaire aux moyens impressionnants en 2019: 3,2 millions de soldats sous les drapeaux dans ses 29 pays membres, 7000 têtes nucléaires, 22 sous-marins lanceurs d’engins, 157 bombardiers à long rayon d’action et 10000 chars d’assaut.
Querelles et gros sous
Poser la question de l’utilité de l’OTAN revient, en réalité, à s’interroger sur trois réalités: la domination militaire américaine, constante depuis la création de l’Alliance au sortir de la Seconde Guerre mondiale en 1949; la menace russe, face à laquelle l’OTAN a été conçue; et la cohérence d’une organisation tiraillée entre les exigences sécuritaires de ses nouveaux pays membres d’Europe de l’Est, la dérive nationaliste de la Turquie sur son flanc oriental, et l’impossible défense européenne autonome. Résumé d’un diplomate en poste à Bruxelles, où le nouveau QG de l’Alliance (coût: 1,2 milliard d’euros) a été inauguré en mai 2017: «On ne peut pas accuser l’OTAN d’avoir perdu sa raison d’être sans reconnaître qu’il n’y a pas aujourd’hui d’alternative. Sa pertinence est aussi d’assurer la stabilité. Le reste, ce sont des affaires de gros sous et des querelles entre chefs d’Etat qui jouent les gros bras pour impressionner leurs électeurs.»
Ce jugement plutôt optimiste passe sur de nombreuses erreurs ou difficultés rencontrées par l’OTAN depuis l’éclatement de l’ex-URSS. Pour ses détracteurs, l’Alliance atlantique a une responsabilité directe dans la remilitarisation de la Russie, tant Moscou estime avoir été floué par son élargissement à l’est de l’Europe, mettant le Kremlin à portée de missiles, et portant atteinte à la traditionnelle «sphère d’influence russe». Vrai? Le débat est en tout cas nourri, depuis quelques semaines, par la décision… d’Emmanuel Macron de renouer le dialogue avec la Russie, malgré la guerre en Ukraine. Laquelle sera discutée le 9 décembre à Paris lors d’un sommet avec Angela Merkel, Vladimir Poutine et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. «L’OTAN ne peut pas tourner le dos à la Russie, laissant les Etats-Unis conduire leur politique unilatérale, comme ils viennent de le faire en se retirant du traité FNI sur les forces nucléaires intermédiaires (signé en 1987 par Reagan et Gorbatchev)», juge une source française. Paris se dit prêt, en la matière, à discuter d’une proposition russe de moratoire. Une faille dans le bouclier sécuritaire anti-russe exigé par la Pologne, ou les Etats baltes? «Il y a d’autres menaces que la Russie, poursuit notre interlocuteur. On le voit au Sahel. On le voit avec la Chine ou les cybermenaces. La paranoïa anti-Moscou finit par nous aveugler.»
Pour une défense européenne
L’autre question est celle des moyens et des objectifs des alliés. En 2018, au dernier sommet de l’OTAN à Bruxelles, Donald Trump avait martelé le refus des Etats-Unis de continuer à «payer» pour les Européens, accusés de ne pas assez investir dans leur défense. Message reçu. L’objectif des 2% du PIB a été acté.
Les dépenses militaires ont augmenté partout. L’année 2018 a vu les 29 pays membres de l’OTAN investir 140 milliards d’euros supplémentaires dans leur défense et l’annonce, en octobre 2018, de l’achat par la Belgique d’avions F-35 américains a ravi la Maison-Blanche. Et après? Hélène Conway-Mouret est sénatrice française, membre de la Commission de la défense. Elle vient de publier un rapport sur l’autonomie stratégique: «L’OTAN ne doit pas être un supermarché militaire américain. La défense européenne doit exister en son sein.» Problème: peu de pays membres le demandent et peu y croient. La France et l’Allemagne ont annoncé, en octobre 2019, un projet commun d’avion et de char de combat du futur. Les plans seront dévoilés en janvier 2020. Un fonds européen pour la défense a été lancé en 2017, voté en 2019. Montant: 500 millions d’euros. Une misère. Pour le reste, tout dépendra du futur budget de l’UE 2021-2027.
Alors, «mort cérébrale» ou inertie logique, engendrée par les intérêts commerciaux et diplomatiques contradictoires de ses membres, pour la plus puissante coalition militaire de la planète? En visite à Paris le 28 novembre, son secrétaire général norvégien, Jens Stoltenberg, a préféré parler opérations. L’OTAN, a-t-il rappelé, a répondu présent en Afghanistan face à Al-Qaida avec la force multinationale ISAF, de 2003 à 2014. L’Alliance a également suivi Paris et Londres dans leur intervention en Libye en 2011. Le Sahel et la sécurité de l’Afrique sont aujourd’hui de nouveaux terrains possibles d’actions, en soutien de la France, a-t-il poursuivi. La France, convaincue de son utilité, n’a-t-elle pas d’ailleurs réintégré son commandement en 2008? «On ne peut pas poser la question «A quoi sert l’OTAN?» sans en poser une autre: «L’Europe peut-elle se défendre toute seule?» souligne, à Londres, un diplomate. Or Donald Trump comme Recep Tayyip Erdogan le savent: la réponse à cette seconde question, en décembre 2019, dépend encore largement d’eux.
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«On ne peut pas poser la question «A quoi sert l’OTAN?» sans en poser une autre: «L’Europe peut-elle se défendre toute seule?»
UN DIPLOMATE