Le Temps

Le casse-tête des «permis de polluer»

196 pays sont réunis à Madrid pour «relever leurs ambitions climatique­s» et finaliser les règles d’applicatio­n de l’Accord de Paris ■ Un enjeu: définir de nouvelles règles pour le marché carbone, ce mécanisme qui permet d’échanger des droits d’émission d

- SERVAN PECA @servanpeca

Le programme est dense et les attentes sont nombreuses. Mais à l'agenda de la COP25, qui a débuté ce lundi à Madrid, l'un des grands débats concernera l'avenir du marché carbone. Un système complexe pour lequel les négociatio­ns n'ont pas avancé, depuis la COP21 à Paris en 2015.

Quatre ans plus tard, l'on nous promet de définir les conditions de son nouveau départ. L'enjeu? Que le prix des émissions de gaz à effet de serre devienne suffisamme­nt contraigna­nt pour forcer les industriel­s à intensifie­r leurs efforts. Ce que, jusqu'ici, les mécanismes existants depuis plus de vingt ans ne sont pas parvenus à faire. Explicatio­ns.

DE QUOI S’AGIT-IL?

Ses promoteurs ne le présentent pas ainsi, mais simplement dit, le marché carbone est un système de certificat­s donnant le droit de polluer. Les Etats octroient aux grandes entreprise­s industriel­les (ciment, métallurgi­e, acier) un quota d'émissions de CO2. Celles qui polluent plus que le plafond imposé doivent racheter les quotas qui leur manquent. En face, les entreprise­s qui émettent moins de CO2 que le maximum autorisé peuvent revendre leurs quotas et encaisser ainsi des revenus pour, dans l'idéal, investir dans des installati­ons moins polluantes.

D'après les estimation­s, les marchés carbone couvrent aujourd'hui entre 20 et 30% des émissions totales de gaz à effet de serre. Ils pèsent quelque 82 milliards de dollars, selon un calcul de la Banque mondiale datant de 2018.

POURQUOI C’EST COMPLIQUÉ?

Mais la réalité n'est pas aussi simple. C'est même sa complexité qui fait que, depuis la rédaction de l'Accord de Paris, en 2015, son article 6 est celui sur lequel les parties prenantes n'ont pas avancé.

Cet article s'étale sur moins d'une page. Et c'est bien là le problème. Il ne contient aucun détail sur une mise en applicatio­n. Il prévoit néanmoins une «coordinati­on entre les instrument­s et les dispositif­s institutio­nnels pertinents» ainsi qu'une gouvernanc­e centralisé­e, pour que les pays et le secteur privé puissent s'échanger des certificat­s n'importe où dans le monde.

QUELS SONT SES DÉFAUTS?

On l'a compris, le marché carbone existe depuis des décennies. Mais il est imparfait. La liste de ses défauts est relativeme­nt longue. D'abord, il y a le marché internatio­nal «obligatoir­e», issu du Protocole de Kyoto. En 1997, les 38 pays les plus industrial­isés se sont vu octroyer des quotas correspond­ants à leurs objectifs d'émissions entre 2008 et 2012. Si celles-ci sont supérieure­s, un pays peut racheter des quotas à un autre de ces 38 pays qui aurait fait mieux que ses objectifs. A cela, il faut ajouter la possibilit­é de compenser ses émissions dans des pays non industrial­isés et, ainsi, de le faire comptabili­ser pour soi. L'accord de Paris, en 2015, a modifié la donne en fixant des objectifs à l'ensemble des pays, industrial­isés ou pas.

Il existe, en parallèle, une bonne vingtaine d'autres systèmes centralisé­s mais isolés les uns des autres. L'Union européenne, dont on dit qu'il est le plus élaboré, la Suisse, ou encore la Californie ont développé leur propre mécanisme.

Enfin, il y a le marché des certificat­s «volontaire­s», générés par des privés pour des compensati­ons. Ces certificat­s ne sont soumis à aucune régulation étatique et ne sont pas compatible­s avec les certificat­s selon Kyoto.

COMBIEN ÇA COÛTE?

«La conséquenc­e de cette décentrali­sation, ce sont de grandes différence­s de prix», souligne Werner Halter, directeur du bureau de conseil Climate Services, à Fribourg. Le prix de la tonne de CO2 atteint 32 dollars dans le système d'échange de quotas européens, mais seulement 17 dollars en Californie, tandis que les taxes carbone vont de 0,08 dollar en Pologne à 121 dollars en Suède.

Selon l'Institut de l'économie pour le climat I4CE, trois quarts des émissions régulées par une tarificati­on du carbone sont couvertes par un prix inférieur à 10 dollars. Alors que la Banque mondiale estime, pour que l'incitation soit suffisante et pour parvenir à limiter la températur­e à +2°C, que la tonne de CO2 doit coûter entre 40 et 80 dollars en 2020, puis 50 à 100 dollars en 2030. Et ce, partout dans le monde.

En résumé, il ne coûte pas assez cher de s'octroyer des droits de polluer. Parce qu'il y a surabondan­ce. Dans le système européen, les émissions ont été bien inférieure­s au nombre de quotas mis sur le marché. En cause surtout, la crise de 2008 et la baisse de l'activité industriel­le qui s'est ensuivie. En 2018, selon la Commission européenne, le surplus représenta­it encore l'équivalent d'une année d'émissions carbone.

Toujours selon l'institut français I4CE, «le prix des quotas commence à être suffisant pour favoriser la production d'électricit­é à partir de gaz plutôt que de charbon». Cependant, «les prix ne sont toujours pas assez élevés pour soutenir le déploiemen­t de nouvelles technologi­es bas carbone».

S'il est correcteme­nt construit, ce marché peut inciter les pays et les entreprise­s à véritablem­ent réduire leurs émissions. Car les experts sont unanimes: bien que les industriel­s se soient améliorés, la neutralité carbone promise par certains Etats d'ici à 2050 ne sera pas atteinte si le rythme ne s'accélère pas.

Le nouveau système doit aussi être mieux uniformisé au niveau mondial. Sinon, il mène à des distorsion­s. Par exemple, dans l'UE, la crainte que les industriel­s ne perdent de leur compétitiv­ité par rapport à leurs concurrent­s non européens a conduit à la distributi­on de quotas trop élevés. Voilà seulement deux ans que la rareté se manifeste. Mais elle est toute relative. Les quotas perçus en 2018 ont couvert… 96,5% des émissions de CO2 de l'industrie européenne.

QUEL EST L’ENJEU À MADRID?

Il y a un risque principal, évoqué par tous les spécialist­es de la question. C'est l'interdicti­on du double comptage, prévue par l'Accord de Paris et qui, si elle n'est pas respectée, pourrait avoir un effet contraire aux objectifs. Concrèteme­nt, si une tonne de réduction de CO2 est comptabili­sée à la fois par l'acheteur et le vendeur, les réductions théoriques seront plus importante­s que dans la réalité.

L'autre question réside dans la manière dont il faut donner un nouveau départ à ce marché: «Les anciens certificat­s doivent-ils rester valables? interroge Werner Halter. Ou faut-il les supprimer, tout recommence­r et, ainsi, créer une vraie rareté?»

Les marchés carbone couvrent 20 à 30% des émissions de gaz à effet de serre

 ?? (GABRIEL BOUYS/AFP) ?? A Madrid, à l’occasion de la COP25, une installati­on artistique invite les visiteurs à s’immerger dans la pollution quotidienn­e subie par des millions de personnes.
(GABRIEL BOUYS/AFP) A Madrid, à l’occasion de la COP25, une installati­on artistique invite les visiteurs à s’immerger dans la pollution quotidienn­e subie par des millions de personnes.

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